mercredi 17 mars 2010

Le Loup de Métendal

Il est né !


En voici le premier extrait : l'histoire commence...


23 décembre 1841

On n’en finissait pas d’attendre la fin des révolutions. Dans les Vosges comme ailleurs. Chez les Goutfeux comme dans les autres familles.
-On finira bien par vivre normalement, un de ces jours !
Quirin secoua son paletot constellé de cristaux de glace, le suspendit à la patère, poussa ses brodequins du bout du pied derrière la porte d’entrée. Ses chaussettes fumaient.
-On finira bien…
Il jeta sur une chaise sa casquette molle que la chatte avait déjà repérée. À chaque retour de la manufacture, c’était le même rituel avec le paletot, les chaussures, la casquette et la chatte. Sa moustache était givrée. Il en lécha quelques gouttelettes du bout de la langue.
-Il ne s’rait pas trop tôt, hein… qu’est-ce que t’en penses ?
Il avait neigé toute la journée. Les vitres de son atelier, à la Faïencerie, s’étaient lentement couvertes d’arabesques. La tiédeur du matin avait brusquement viré au froid sibérien en quelques heures, avec une bise soufflante et sifflante qui tantôt aspirait à grandes goulées le feu des fours, tantôt refoulait des fumées âcres à faires tousser des bataillons de tâcherons.
-Qu’est-ce que t’en penses ?
Quirin avait haussé le ton. Il dressa l’oreille, attendit la réponse. Tout le long du chemin de retour, jusqu’à la rue du Cheval blanc, dans la neige jusqu’aux genoux, il avait pensé aux récits de son père, ancien de Friedland dans le 1er corps du général Victor (que cette bataille avait fait maréchal de France), réchappé de la retraite de Russie : blizzard, froid qui gelait jusqu’au squelette, panse béante des chevaux éventrés pour seul abri, la faim comme une bête griffue qui dévorait les entrailles, et la neige, encore la neige, la neige à perte vue, à perte d’espoir !
Inquiet, il suspendit ses mouvements. Silence. Seuls les crépitements du chêne dans la cuisinière. L’air embaumait la cire d’abeille et la fumée d’un feu de bois : la bonne ambiance de la maison, après le bruit, la poussière, la frénésie de l’atelier, et la bise qui l’avait coupé en deux dans l’interminable rue Nationale.
-Justine !
Silence.
-Justine ! Nicolas…
Sans même lever la tête, la chatte lui répondit d’un miaulement plaintif, comme d’un pigeon qui roucoule ; lovée sur la casquette humide, le museau dans les pattes, elle dormait déjà.
Quirin poussa la porte de la cuisine. Hier, en rentrant, il avait trouvé sa femme fatiguée par la journée de boutique, le visage congestionné et marqué par des taches brunâtres. Bien sûr, sa grossesse presque à terme y était pour quelque chose ! Voilà deux jours, Justine avait refusé la visite du médecin, lui avait préféré celle de la matrone qui l’avait examinée, palpée, avait collé son oreille sur le ventre, longuement écouté les murmures d’entrailles en faisant des « hum… hum… » de gorge, et n’avait rien remarqué d’anormal. En sortant de la chambre, elle avait dit à Quirin : « C’est pas pour maintenant, il n’y a pas de mouron à s’faire, on r’verra ça tantôt ! » Il avait beau faire des efforts de mémoire, il ne se souvenait pas que, cinq ans plus tôt, sa femme eût été à ce point épuisée et marquée par Nicolas. « Épuisée »… Il se répéta le mot, rien que pour lui seul, dans la tête, en contournant la table où brûlait un heurchot
[1] dont la flamme montait droit vers les solives du plafond, posa sa gamelle du dîner[2] sur la pierre à eau. « Oui, épuisée ! Pourvu que… » Il froissa un papier de journal, souleva une rondelle de la cuisinière, le présenta au feu, en enflamma une chandelle, se précipita vers l’escalier. La lumière dessinait sur les murs des ombres fuyantes.
-Justine ! À mesure qu’il montait l’inquiétude grandissait. Qu’allait-il trouver là-haut ? Tout, à sa place, paraissait normal. Tout ! Sauf ce silence inhabituel qui emplissait la maison. Les cris de joie de Nicolas à son retour, le tintement des casseroles, les cliquetis de vaisselle, les bouillots du potage sur le feu, tout ce quotidien lui avait manqué dès le premier pas dans la maison. Oui, inquiet, angoissé même ! Quirin leva sa chandelle, entra dans la chambre, aperçut dans la pénombre le profil de sa femme et le gros plumon rouge qui lui couvrait le corps, s’approcha, se pencha. Justine semblait dormir. Il se redressa, tira une chaise, s’assit au chevet de celle qui venait de le faire trembler, inspira plusieurs fois profondément pour apaiser les battements désordonnés de son cœur, face à la fenêtre. La neige s’était remise à tomber. Les flocons dansaient contre les vitres comme les phalènes d’été autour des réverbères, tournoyaient un moment devant la fenêtre, puis filaient dans la tourmente de bise qui jetait sur la maison des voiles de poudreuse.

[1] Lampe à huile.
[2] Repas de midi.

couv. Emile Friant Les Amoureux (détail) huile sur toile 1888 Musée Beaux-Arts Nancy

2 commentaires:

Magda a dit…

Quelle bellle écriture, véritablement celle d'un conteur; la lecture de cet extrait ne donne qu'une envie : connaître l'histoire entière...

(à la réflexion, elle donne une deuxième envie : approcher, sinon égaler la saveur du style)

Merci pour cet instant de plaisir.

Gilles LAPORTE a dit…

Merci, chère Magda, du fond du coeur !
Amitié.
Gilles