samedi 29 septembre 2012

JAMMES Francis - L'automne

On voit, quand vient l’automne, aux fils télégraphiques
De longues lignes d’hirondelles grelotter.
On sent leurs petits cœurs qui ont froid s’inquiéter.
Même sans l’avoir vu, les plus toutes petites
Aspirent au ciel chaud et sans tâche d’Afrique.
C’est dur d’abandonner le porche de l’église !

Dur qu’il ne soit plus tiède ainsi qu’aux mois passés !
Oh ! Comme elles s’attristent ! Oh ! Pourquoi le noyer
Les a-t-il donc trompées en n’ayant plus de feuilles ?
La nichée de l’année ne le reconnaît point,
Ce printemps que l’automne a recouvert de deuil. 

Francis JAMMES 1868-1938
Photo F. Jammes par Paul Marsan (dit Dornac) à Orthez - Juin 1919

jeudi 13 septembre 2012

Les yeux d'Elsa...

Louis Aragon
Les yeux d'Elsa

Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure

Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août

J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa.

Louis Aragon Les yeux d'Elsa Seghers 1942

mardi 4 septembre 2012

Ecrire ou peindre...

Qu’est-ce, pour l’écrivain, que la création d’histoires, sinon le choix d’effacer sa propre vie derrière d’autres, virtuelles, dont il nourrit son œuvre ?
Ce choix de vivre d’autres vies, d’autres histoires que les siennes propres, toujours écrites par d’autres (famille, éducateurs-orienteurs, employeurs, conjoints…) conduit cet écrivain à se dépouiller de ce qu’il tenait pour environnement essentiel de son existence, à se faire admettre par un autre univers qui, pour occasionnel qu’il puisse paraître, constituera avec les autres le terreau dans lequel plongeront définitivement ses racines. Devenir camionneur, escroc international, résistant, moine, policier ou assassin, fut-ce le temps d’un livre en cours d’écriture, l’oblige à explorer le monde du camionneur, de l’escroc international, du résistant, du moine, du policier ou de l’assassin. Quant à l’auteur femme qui écrit des histoires d’hommes… ou à l’auteur homme qui écrit des histoires de femmes…
Cette vie d’écrivain est en tous point comparable à celle du peintre qui, pour peindre une pomme, doit s’oublier en tant qu’homme, s’oublier devant la pomme, se laisser gagner par sa forme, sa couleur, sa texture, son parfum et son odeur, l’intensité de la lumière qu’elle reflète, doit accepter de se laisser pénétrer par la matière pomme, devenir pomme !
Quant aux personnages ainsi créés…
Ne sont-ils pas autant de pierres dissociées d’un édifice artificiel construit par d’autres, ce moi social rarement en accord avec mon moi réel, pierres répertoriées, classées, marquées, numérotées, destinées au réemploi dans une éventuelle reconstruction, mais reconstruction d’un édifice conforme, cette fois, à mon être réel ?
Parce qu’ils sont, ces personnages, ce que je serais si j’étais eux, ils m’aident à comprendre l’autre et, surtout, à sortir de moi l’homme ancien, à lui substituer l’homme nouveau, à faire des pierres brutes qui me constituent et font de moi un être difforme et incertain, des pierres cubiques qui, assemblées, me transformeront, je l’espère, en un édifice droit, solide et fiable.
Ne pas accepter de devenir pomme, c’est, pour le peintre se condamner à ne produire jamais que des croûtes ! Refuser d’être ses personnages qui attaquent ses perversions et travers au ciseau et maillet, c’est pour l’écrivain s’obliger à ne produire jamais que des pochades inutiles, voire dangereuses parce que seulement distractives.
Or la distraction est toujours fuite de soi !
Salut et Fraternité !
 Image : Les Humbles  Gilles Laporte Huile sur toile 33x24,5 - 2001