jeudi 17 juin 2021

 

                      Texte publié par le superbe mag-livre 

"Paroles de Lorrains

                                  Octobre 2020 - rubrique "Laporte ouverte"

 
                                        La Mirabelle

 Elle nous serait venue d’Orient, de ces contrées soyeuses et lointaines où naît la Lumière. Issue d’un cheminement mystérieux jaloux des regards historiens incapables d’en identifier les méandres.  Installée d’abord selon d’aucuns sur les pentes provençales d’un fameux vérolé révolutionnaire, arrivée chez nous  dans les bagages du bon roi René devenu duc de Lorraine par amour sinon par mariage, enracinée en Xaintois et Saintois, sous les murs de Brunehaut en Vaudémont, sur les côtes de Moselle et de Meuse, aux flancs couronnés d’Hattonchâtel, entre les arches romaines de Jouy. Originaire selon d’autres, depuis la nuit des temps, de notre sol, de notre ciel, des soins bienveillants et actifs de nos gens séduits dès la Création par son rayonnant visage d’or aux joues rouges.

Allez savoir…

Elle aurait lentement conquis, siècle après siècle, à la douce, nos terres de plaine et de coteaux jusqu’aux premiers rebonds de la montagne. Pour les couvrir désormais, à chaque printemps, d’un voile de soie immaculée qui mousse sous les premiers rayons du nouveau soleil. Dans ces moments de renaissance, Elle tente de résister aux derniers coups de griffe d’un hiver parfois trop long à regagner ses bases. Elle se referme, nargue la morsure du gel, joue à qui-perd-gagne, tarde à s’épanouir, offre enfin son intimité victorieuse aux butineuses une fois les saints de glace rentrés chez eux.

Elle est fragile en ses premiers jours, délicate, délicieusement parfumée pour qui sait en saisir l’âme secrète. C’est que, pour gagner sa confiance, il faut s’en approcher d’un nez discret, par le cœur surtout… le CŒUR !

Certains la veulent posséder par la tête, la pensent, la dissèquent, en décomposent le corps, en répartissent les organes dans les cadres étroits de la science : corolle et ses cinq pétales, étamines mâles et pistil femelle -car la coquine est hermaphrodite !, puis en observent l’invisible transformation en drupe que fréquenteront bientôt les guêpes ronfleuses.

D’autres -de loin mes préférés !- en goûtent la simple beauté, de près ou de loin, dans les vergers anciens aux silhouettes racornies ou les plantations récentes alignées comme fantassins à la parade, y voient encore la permanence de l’âme ancestrale, y perçoivent déjà le bonheur promis d’une récolte à caractère mystique.

Car c’est à deux genoux en terre, couronnés de trèfle et de serpolet, que ses fidèles la recueillent, dans les chauds tremblements de la Fête-Dieu, à flanc de colline au zénith exposée, environnés d’insectes ivres de son sucre, tandis que, au loin, sur les rives de leurs artères à reflets de ciel :  Madon, Moselle, Meuse, Meurthe… s’étirent les toits unis de leurs villages. A genoux, comme devant les saintes et saints de leurs églises. Recueillis quand, sur la langue, s’ignorant l’un l’autre parce que concentrés sur leur plaisir, à l’ombre de leur arbre de Vie aux bras tordus, ils reçoivent son suc, son jus et sa pulpe comme, au cœur du Mystère, ils reçoivent le Corps du Christ.

Rien n’est plus essentiel en Lorraine depuis la nuit des temps connus que ce rituel naturel réglé par Elle, créature à visage d’or aux joues rouges venue d’Orient peut-être, arrivée chez nous dans les bagages du bon roi René. Sauf -peut-être- sa dégustation partagée, première de l’année, en tarte délicieusement dorée riche de ses luisances gourmandes et de sa migaine onctueuse. C’est le quinze août… pas un jour avant, pas un jour après ! Le quinze août !

Tombés amoureux d’Elle -ou de profits espérés- quelques bien intentionnés ont voulu la déraciner, l’implanter ailleurs, dans des pays au sol autre, au ciel différent, aux habitudes étrangères à son être profond. Malheureux aventuriers de l’économie moderne ! Là-bas, loin de Côte de Virine, Colline inspirée de Sion, volcan d’Essey, butte de Mousson, belvédère d’Hattonchâtel, rayonnement austrasien de Metz, et couronne ducale de Nancy, Elle s’est languie, a tardé à s’acclimater, renoncé à la transmutation d’un fruit commun en source de plaisir intense pour l’œil, le nez, la langue, la goutte d’index, et l’oreille si, sur les lieux mêmes de sa naissance, l’on veut bien y percevoir le chant rassurant des abeilles en tâche. Peut-être aurait-Elle voulu satisfaire leur désir, récompenser leur confiance, mais la crainte d’une probable exploitation industrielle de ses qualités l’en a dissuadée. Ils ont fait tout cela pour… des prunes !

Alors, parce que c’est Elle qui l’a décidé, qui le prouve chaque année davantage, répétons-nous, ensemble, humains des quatre vents, des quatre direction, de tous les coins de notre monde, et du zénith comme du nadir… faisons savoir à toutes et à tous contemporains et à venir, que c’est chez nous qu’Elle veut vivre et se multiplier, de chez nous qu’Elle veut aller vers eux pour notre plus grand plaisir partagé, chez nous les protégés du grand saint Nicolas. Elle… la MIRABELLE !

Et souvenons-nous, toujours et partout, que…

               Il n’est de Mirabelle... que de Lorraine !