vendredi 19 mars 2010

Le Loup de Métendal 2

Deuxième extrait de ce Loup de Métendal arrivé hier dans les librairies de France

Deux semaines après avoir croisé l’homme à la vareuse de cuir couleur de miel dans les bureaux de la mairie, Clémence avait vu entrer dans sa boutique le charpentier du vieux chemin de Romont, casquette sur l’oreille, braies renforcées aux genoux et blaude serrée par une large ceinture de cuir où pendaient marteau, tenailles, pinces et pincettes. Son cœur avait cessé brusquement de battre. On était alors en pleine éclosion d’un beau printemps. Trois ans, déjà ! Le sieur Simonet était venu refaire sa provision de clous, vis et tire-fond. Il lui fallait aussi une « neuve herminette ».
-La vieille, j’y tenais plus qu’à la prunelle de mes yeux, aussi douce en main que précise dans le bois, que j’avais fait mon chef-d’œuvre avec, ma bonne demoiselle, dans les temps que j’étais arpette, moi, que j’ai été compagnon, moi, avec l’outil, là !
Dans une poutre, sa vieille herminette avait rencontré une broche oubliée qui avait fait sauter un éclat du tranchant.
« Fichue ! Saloperie de ferraille, va ! Saloperie… » avait-il marmonné dans sa moustache en s’essuyant les yeux d’un revers de manche. La sciure qui me fait pleurer, maintenant ! Je peux plus ajuster un tenon-mortaise ou un chevêtre, ou tailler un arbalétrier sans me mettre à chialer comme un gamin ! Comme si j’avais du sable à poignée là-dedans ! Faut pas d’venir vieux, allez, non pas ! Bon, alors, montrez-moi donc… »
Elle lui avait fait voir. Il avait pris en main, soupesé l’outil, cherché son point d’équilibre, fait le geste d’équarrir une poutre, fait jouer l’acier dans la lumière, l’avait caressé, en avait éprouvé le fil sur l’ongle comme il l’aurait fait d’une faux. Puis il avait grogné en s’essuyant encore les yeux. Clémence l’avait regardé faire en retenant son souffle. Il aurait pu soupeser, tâter, jouer les gestes du métier des heures durant que ça ne l’aurait pas gênée. Il était là. Et, avec lui, c’était un peu de son locataire qui était venu en visite. Il était pressé, l’artisan, devait rejoindre un chantier de l’autre côté de Brû, dans les dernières maisons du village qui regardent le coup de cul de la Chipotte. Alors clémence lui avait demandé s’il en avait besoin sur l’heure.
-L’herminette oui ! La ferraillerie non !
Elle lui avait proposé de livrer en fin d’après-midi les clous, vis et tire-fond directement à son atelier. C’était une rare journée calme de Justine qui pourrait tenir la boutique pendant son aller-retour sur le vieux chemin de Romont.

Le soleil roulait déjà sa boule à l’aplomb du Bois Matthieu quand elle s’était mise en route. Ici et là, des hommes s’affairaient dans les jardins, sarclaient, binaient, se redressaient, s’épongeaient le front d’un coup de mouchoir à carreaux large comme un drap de lit, rajustaient la casquette, s’interpellaient d’un côté à l’autre du chemin ; des chiens se poursuivaient en jappant ; un panier au bras, quelques femmes en longue jupe de coutil, le voile de halette
[1] au vent, allaient à petits pas de souris si rapides entre les parcelles qu’elles donnaient l’impression de courir sur place.
Au chêne des Grands Pâquis, Clémence avait pris à main gauche, franchi le pont sur le canal puant des tanneries, l’autre sur la Mortagne où des gamins taquinaient le goujon et l’ablette, marché droit sur les toits du sieur Simonet que le soleil écaillait d’acier derrière un rideau de saules argentés. Son cœur s’était mis à battre plus fort. Un bouchon d’étoupe lui encombrait la poitrine. Arrivée dans la cour, sous un immense marronnier croulant de grappes d’un blanc rosé, elle jeta un regard circulaire sans tourner la tête, vit en un éclair toutes les fenêtres de la bâtisse, toutes fermées sauf une, à l’étage, fila vers l’atelier, dont elle secoua la porte. Fermée, elle aussi ! Personne. Ni patron, ni ouvriers. Le sieur Simonet n’était pas rentré. Loin, du côté des grandes Carrières, un chien gueulait comme un forcené. Si près de la rivière, l’air était d’une agréable douceur. Des mésanges en ribambelle voletaient du marronnier aux mirabelliers du verger dont on apercevait les houppiers tordus par-dessus le mur d’enclos, puis des mirabelliers au marronnier en un va-et-vient incessant. Elle observa leur manège, oublia un moment le bouchon d’étoupe de sa poitrine, remarqua un banc contre le mur de la remise d’en face, adossé à un rosier grimpant couvert de fleurs d’un rouge vif jusqu’au toit. Elle traversa la cour sur la pointe des pieds pour ne pas faire grelotter les graviers sous ses semelles, posa son sac dont la bretelle commençait à lui meurtrir l’épaule, s’assit du bout des fesses. Elle ne quittait pas des yeux la fenêtre ouverte.
Au loin, le chien gueulait toujours comme un forcené. Et les mésanges sciaient toujours de leurs ailes l’air du soir, des mirabelliers au marronnier, en zinzinulant d’ardeur. Attendait-elle le retour de son client, ou bien là, sur ce banc, observant le vol des effrontées mésanges bleues et de leurs cousines placides à tête de charbon, espérait-elle apercevoir l’homme à la vareuse couleur de miel ? Elle aurait pu suspendre le sac à la porte de l’atelier. Le client avait payé ! Il l’aurait trouvé à son retour. Elle s’était demandé un instant ce qu’elle faisait là, dans cette cour aux mésanges, sous ce rosier couvert de fleurs d’un rouge vif jusqu’au toit, dont le parfum sucré commençait à lui tourner la tête. Un instant seulement !
Soudain, un chant monta, une voix d’homme, une mélodie aux curieux accents orientaux, une mélopée qui la prit comme la prenaient autrefois, jusqu’aux larmes parfois, les échos grégoriens sous les voûtes bénédictines. Le chien s’était tu, et les mésanges, et le vent dans les branches du marronnier. On n’entendait plus les appels d’hommes dans les jardins des alentours, ni les chamailleries des enfants à la pêche au goujon dans la Mortagne, à un lancer de ligne de là… rien que ce chant, cette voix, cette voix d’homme aux accents orientaux. Clémence s’était adossée au mur, la tête dans les roses. Elle ferma les yeux.
-Ah ! Vous êtes là.
Le chant s’était interrompu net.
-Vous auriez dû tirer la cloche, là sur le mur de l’atelier.
Il était à la fenêtre de l’étage, en chemise à col ouvert, manches retroussées, un tablier à bavette en cuir souple couleur de miel pendu au cou.
-Je peux vous être utile ?
-Je ne savais pas… la cloche… venue livrer…
-Attendez, je descends.
Alors la boule d’étoupe avait chassé tout l’air de sa poitrine et son cœur s’était mis à battre une sarabande folle. Tout avait disparu en un instant : le marronnier, les roses, les houppiers de mirabelliers et les mésanges, et le sac de clous, vis et tire-fond. Elle s’était levée, tremblante, avait marché vers cette porte où il allait apparaître l’instant d’après. Il apparut. Elle sut alors que c’était lui ! Lui seul.
Il n’y aurait pas d’autre homme dans sa vie !

[1] Coiffe traditionnelle de Lorraine, en usage dans les campagnes au 19ème siècle.

Très bonne lecture !
Merci de faire circuler, si vous aimez !
RENDEZ-VOUS : Si vous passez par là, je serai, demain samedi, 20 (14h-18h30) et dimanche, 21 mars (10h00-18h00), au Salon du Livre de Villerupt (54) dont je suis l'invité d'honneur. J'y présenterai et dédicacerai mon Loup de Métendal dont ce sera la première sortie !
Je vous y recevrai avec plaisir.
DERNIERE NOUVELLE : France Bleu Creuse (Martial Portail) consacre à mon loup sa chronique littéraire du jour : on peut l'écouter ce soir, à 17h10, en direct sur son poste ou sur internet : http://www.bleucreuse.com/
A bientôt.

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