
Je dédie cet extrait de mon roman Le Verre de moisson à toutes celles et tous ceux qui, en ce moment, sur les antennes et dans les feuilles, se font mousser en participant au grand cirque de quarantaine, s’amusent et rient de Mai 68, en font un gigantesque lupanar, dénaturent cette époque en manipulant l’histoire et, souvent… mentent !
En ce temps-là, j'étais enseignant, comme et avec Jean-Marie...
Le général de Gaulle avait confié une mission d’importance à son ministre de la jeunesse et des Sports, François Missoffe : « Regardez la jeunesse, cherchez… il y a quelque chose… un problème… »
Dans notre collège (…) nous y avons cru. Tu te souviens, Jean-Marie ? Nous avons cru que le temps était enfin venu de réfléchir tous ensemble pour, ensemble, tenter de résoudre LE PROBLÈME, de travailler tous ensemble à la naissance d’une nouvelle ère, de vivre tous ensemble, d’AIMER… Nous avons cru qu’enfin la devise républicaine allait prendre corps dans nos vies, pour la première fois de l’histoire, que nous saurions partager la Liberté, reconnaître et confirmer l’Égalité, vivre, vivre, vivre en Fraternité ! Nous l’avons cru, Jean-Marie, tu te souviens, et nous avons offert cette croyance à ces gamins, à ces filles qui nous faisaient confiance. Tu avais horreur de la violence, tu ne supportais pas l’injustice. Là où un être souffrait, tu souffrais, mais en agissant pour extraire le mal. Tu savais, Jean-Marie, que c’est par le cœur que l’homme peut s’élever, par ces vibrations qui rapprochent, par ces énergies qui attirent et fusionnent. Le cœur… Nous avions été frappés, en ce temps-là, par l’acharnement de quelques-uns à remplacer les cœurs malades. Tu te souviens, Jean-Marie ? Barnard au Cap, Shumway aux États-Unis, Négre à Montpellier. Ils voulaient soigner les hommes malades du cœur en leur greffant un cœur sain. Ils taillaient, taillaient, taillaient dans les chairs à tour de bras, à grands coups de scalpel ! Une véritable frénésie ! L’obsession du cœur sain, du cœur bon… C’était la nôtre aussi, Jean-Marie, mais (…) nos outils à nous n’étaient ni pointus, ni tranchants, jamais traumatisants. Notre champ opératoire n’était que le champ du château. Nous y rassemblions les jeunes des écoles, des lycées et collèges de la région. Platon, Montaigne, Rousseau, Hugo, Lamartine, Jaurès, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Vian, Camus étaient nos invités permanents, avec quelques autres que tu aimais ou que j’aimais très fort. Te souviens-tu ? Nous y avons chanté Le Plat Pays de l’Ami Jacques, La Montagne de l’Ami Jean, et la fille toute nue sous son pull de l’Ami Léo. Sans oublier, bien sûr La Lettre que Monsieur le Président lira peut-être si vous avez le temps. Je viens de recevoir mes papiers militaires…
Tandis que Paris arrachait ses pavés, tronçonnait ses platanes et, malgré l’humanisme du Préfet de Police Grimaud, torturait ses étudiants dans les commissariats encore fortement imprégnés de la culture Papon, nous débattions, nous, dans notre champ, de la démocratie, de la liberté, de l’organisation de l’enseignement, du sens du travail et de la relation homme-femme. Parfois, nous descendions dans la rue avec nos banderoles et nos slogans pour y interpeller des tortues en hibernation.
(…) Un jour, devant le portail de l’usine où travaillaient mes parents, j’ai voulu serrer la main de mes copains en grève, ceux de mon village, ceux de l’école, de la communion solennelle et des courses dans la campagne derrière les pies, les filles et les nuages… et ils ont refusé ! Ils m’ont repoussé comme, au Moyen-Âge, on repoussait les pestiférés (…) Pour la première fois, j’ai cru voir de la haine dans leurs yeux. Jamais je n’oublierai ce face à face. Sa douleur est toujours vive, trente ans après. Lorsque je t’ai retrouvé, Jean-Marie, le soir même, tu m’as donné l’information que je n’avais pas entendue à la radio, et j’ai compris. La veille au soir, à Paris, la coalition Mitterrand-Seguy-Krasucki-Marchais-Waldeck Rochet avait cru ramasser les clés du pouvoir dans le caniveau en prenant la tête du million de manifestants qui avaient arpenté le pavé toute la journée. Ils avaient décidé de nous combattre, nous les enragés et nos idéologies anarchistes, pour ne plus parler que hausse des salaires. Du fric contre le rêve ! Ordre était donné de ne plus fréquenter les infréquentables ! La chaîne des hiérarques l’avait répercuté jusqu’aux piquets de grève. Le piège se refermait une nouvelle fois ! Les appareils progressistes d’opérette venaient d’interrompre à coups de poings la gestation de la nouvelle société que tous pourtant continuaient d’espérer !
Tu n’as pas supporté, mon cher Jean-Marie.
(…)
Les autorités militaires ont déclaré que tu avais choisi. Elles ont raconté comment tu avais pris ta voiture dans cette caserne de Belfort où, depuis un an, tu servais de secrétaire en uniforme à un officier, comment tu avais roulé jusqu’à une forêt proche, comment tu avais raccordé l’échappement à l’habitacle, comment tu étais mort…
MORT, mon bon Jean-Marie ! Mort, après ta dernière permission partagée avec ta femme, tes deux enfants, tes parents et tes poètes ! Mort !
Comme un écorcheur de chats à peine repenti ! Au fond d’un bois fouillé par les sangliers, voleur de poules, violeur de vierge, renégat, fugitif… comme un reste d’homme qui ne te ressemblait pas ! Ils ont dit, tes chefs, à tes parents, que tu avais eu «la délicatesse de faire ça en dehors de la caserne… » Je te connaissais délicat, mon cher Jean-Marie, mais à ce point ! Je sais des ironies insupportables. Celle-là en est. Ils ont aussi proposé de te rendre les honneurs. Et ta famille a justement refusé. Ils ont insisté, voulu détacher un peloton, d’honneur encore, à ton enterrement. Et ta famille a encore, justement, refusé. Alors ils t’ont renvoyé dans tes foyers, en uniforme, au fond d’un cercueil trop beau pour être honnête et, sur le ventre, une croix que tu n’aurais pas voulue.
Le village muet t’a reçu. Il t’a couché dans l’école de ton enfance, tout contre ce théâtre construit par tes parents que ta passion habitait, ce temple où les enfants de paysans venaient se prendre d’amour vrai pour Shaw, Brecht, Arden… Je me souviens de ta mise en scène fulgurante du Baladin du monde occidental. Éblouissante ! Synge pouvait ne pas en revenir ! Tu te souviens ? C’est là, dans l’ombre de ce théâtre que tu as dormi tes dernières heures au milieu des hommes, de leurs murmures, de leurs poings serrés dans les poches, de leurs sanglots. J’en ai vu beaucoup, tu sais, pendant ces deux jours terribles, qui s’éloignaient dans la rue, seuls, pour te parler encore, pour te parler toujours, pour tenter de t’entendre, pour pleurer en silence, puis revenaient dans l’école-reposoir où tes enfants ne quittaient la main de Michèle que pour jouer avec les fleurs. Sur ton cercueil, couvrant la croix, les plus belles pages de Camus et des pommes de pin ramassées quelques mois plus tôt à Lourmarin, sur sa tombe, par ton père et ta mère, pâles de fatigue et de douleur.
Lorsque vint l’heure de t’emporter, un grand silence se fit. Tu quittas la maison simplement, comme tu y avais vécu, sans discours, ni psaumes, sans eau bénite. Seul t’accompagnait le roulement continu des pas dans le gravier. Il n’était pas long, le chemin de l’école à la fosse. Le temps de quelques souvenirs. À peine celui d’une prière profane, d’un mouvement de colère retenu. Puis, à mi-parcours, le plus bel hommage tomba soudain du ciel. Les cloches de l’église se mirent à sonner, elles qui n’avaient jamais sonné pour toi. Elle se mirent à sonner, mon bon Jean-Marie, pour toi le mécréant, toi l’anarchiste, toi le libertaire, rien que pour toi. Elles sonnèrent jusqu’à ta descente en terre, jusqu’au chant de l’Ami Fontaine, jusqu’au retour à l’école, sans toi. Elles sonnent toujours maintenant, dans ma tête et sur la pierre levée de ta tombe que prolonge, à l’horizon, pour une protection tardive et dérisoire, le clocher du village. Pour une élévation, peut-être… Elles sonnent pour accompagner tes derniers mots collés sur le tableau de bord de ta voiture :
Qui suis-je ?
Qu’y puis-je ?
Il avait pourtant été si beau, ce mois de mai…
Qu’y puis-je ?
Et puis… merde !
Le Verre de moisson roman p. 293-301 éd. ESKA Paris 1998