Remise du Prix Erckmann-Chatrian à Etienne KERN
SAMEDI 10 MAI 2025
Hôtel de Ville de Metz
Charlatan, illusionniste, guérisseur, bonimenteur de foire, manipulateur de foules, écrivain, philosophe, médecin… ou, plus simplement, digne héritier des aventuriers qui fouillent l’esprit depuis la nuit des temps… bienfaiteur de l’humanité ?
Qui est cet homme qui, pour la première fois, touche la côte américaine en ce 4 janvier frileux de 1923 ? Un comédien du Théâtre d’Art de Moscou conduit par l’immense metteur en scène Stanislavski… un politique anglais venu négocier à Washington la dette de son pays… l’un des deux mille passagers du Majestic -le plus gros paquebot transatlantique du monde avant le Normandie qui ne quittera les cales françaises que dix ans plus tard-… tous passagers pour la plupart migrants séduits par le « rêve américain » ?
Qui est cet homme en manteau noir, gilet noir, nœud papillon noir sur chemise d’un blanc éclatant, accoudé à la rambarde, cigarette aux lèvres, qui s’étonne d’un mouvement de journalistes à proximité, croit gêner, s’écarte ? Ils le retiennent : c’est lui qu’ils viennent voir, interroger, photographier, filmer… lui le pharmacien troyen venu de Nancy en France, lui l’auteur adulé d’un petit livre à gros succès, au titre trop long : La maîtrise de soi-même par l’autosuggestion consciente.
Ils veulent le voir, le toucher, fixer son image et sa voix, l’interroger, parce qu’ils le prétendent homme du miracle, recéleur des secrets de la santé, le tiennent pour une incarnation de la volonté divine… lui, cet homme, chapeau à la main, qui vient de franchir l’océan avec ses désirs, ses angoisses, ses maladresses, ses yeux brillants lubrifiés par les embruns, les larmes aussi peut-être…
Lui Emile Coué de la Châtaigneraie !
C’est ainsi, par la découverte du Nouveau Monde, que vous nous invitez, cher Etienne Kern à pénétrer dans l’autre nouveau monde qui avait tellement surpris à la charnière des 19ème et 20ème siècles, celui des explorateurs de la psyché humaine. Un terme de voyage pour un début d’aventure nouvelle ! Le symbole est puissant.
Cet homme que tous attendent et veulent entendre vient de Nancy, cette cité capitale historique de la Lorraine ducale, devenue en ce temps-là, grâce aux travaux du docteur Auguste Liébault associé au professeur Hippolyte Bernheim, capitale européenne de la recherche psychologique. Sigmund Freud n’y est-il pas venu durant l’été 1889 -en compagnie d’une mystérieuse femme voilée- s’enrichir de leur expérience, réfléchir avec eux, avant de rejoindre l’équipe parisienne concurrente -et méprisante- du docteur Charcot à la Pitié-Salpétrière ?
Nancy… sanctuaire réputé des études les plus avancées -et contestées- concernant les notions de conscient et d’inconscient.
En ces fin de siècle convulsif, et début d’un suivant espéré plus paisible, naît et se développe également dans ce pays lorrain la fameuse Ecole de Nancy riche des créations d’artistes verriers, ébénistes, architectes, vitraillistes, peintres : Daum, Gallé, Majorelle, Grüber, Vallin, Friant… et une dynamique engendrée par un homme originaire de Moselle -né à Delme près de Château-Salins- que le monde considère aujourd’hui encore -plus d’un siècle après sa mort- comme le plus génial horticulteur du monde et de tous les temps : Victor Lemoine.
Mais qu’à donc à voir votre héros Emile Francisque Exupère Coué de la Châtaigneraie avec cette effervescence artistique et scientifique essentielle, sur fond de remous politiques et sociaux qui ont tellement marqué les consciences ?
Rien parce qu’il n’est d’aucune de ces écoles, chapelles ou mouvements !
Tout parce qu’il en est l’alpha et l’oméga !
L’alpha en ce que ses travaux invitent à la meilleure connaissance et maîtrise de soi, donc au retour à l’origine de l’être.
L’oméga pour ce que ses conseils permettent d’aller vers l’épanouissement personnel, puis de se présenter à l’autre dans une attitude dépouillée de toutes les scories d’existence.
Nous croyions connaître cet homme pour avoir rencontré sa caricature dans tous les lieux où la raillerie l’emporte sur la bienveillance, la jalouse exclusion sur le désir de compréhension ; nous avions la certitude le concernant de devoir nous tenir à distance de tout prétendu charlatanisme condamné par la Faculté ; nous redoutions à son égard le regard des « sachants » sur l’abandon des « croyants » ; nous nous défendions d’un sourire dérisoire à chaque évocation de sa démarche dite empirique par les tenants du pouvoir scientifique. Mais, en réalité, nous ignorions tout ou presque de celui qui fut le créateur d’une méthode capable de soulager les souffrances, d’alléger le poids des tourments, de rendre le quotidien plus heureux à tous les malheureux de corps, de cœur et de tête, à ses contemporains et suivants pour les siècles des siècles, une méthode reprise aujourd’hui par de prétendus « experts » pour nombre d’interventions chèrement vendues et affligées d’appellations ronflantes dites de « développement personnel ». De la programmation neuro-linguistique -fameuse PNL-, aux actions de « Coaching » si précieuses aux sports politiques ou de stade, en passant par l’analyse transactionnelle et ses promesses d’harmonie sociale, partout se retrouvent les fruits du travail d’un homme simple et généreux, habité par le désir d’être pour l’autre une source de mieux-être… un humaniste !
Partout se retrouve sa méthode : l’autosuggestion consciente.
Dans votre livre La Vie meilleure que j’ai lu d’une traite, d’une émotion à l’autre, à la manière du randonneur en franchissement de gué d’une pierre à l’autre, vous nous invitez en filigrane à réfléchir à cette trace souvent décriée laissée par notre apothicaire dans le monde, certes, mais surtout vous nous proposez de pénétrer l’intimité de cet homme qui a intrigué, intrigue encore… irrité, irrite encore… amusé, amuse encore… révolté les médicastres… et soulagé, soulage encore !
Vous nous proposez d’entrer sur la pointe des pieds dans sa vie de tous les jours, dans les replis de son enfance lente comme dimanche d’août écrivez-vous, dans les restes de sa noblesse d’ancien régime, dans sa Pharmacie rationnelle de l’Aube, à bord du Majestic accostant à New-York, dans le cortège de son mariage avec Lucie…
Lucie, fille de Victor Lemoine, riche horticulteur, magicien de l’hybridation des plantes, initié aux secrets de la nature !
(je cite) Lucie est brune, ses yeux brillent très fort, elle l’impressionne. Elle parle anglais, allemand, italien, connaît un peu de russe. Elle excelle au piano. Elle vient de rompre ses fiançailles. Son père avait trouvé pour elle un officier lorrain, Poirine. Le jour prévu, les invités sont arrivés, elle n’est pas venue. Le père a crié, la mère a pleuré, elle a dit non. (fin de citation)
Dans votre livre La vie meilleure, nous sommes aussi au côté de cet homme Emile Francisque Exupère Coué de la Châtaigneraie quand, en faction sous ses bocaux de faïence, il reçoit une cliente…
(je cite) 1884, 1885, peut-être. C’est l’hiver, c’est l’automne, on ne sait pas trop. Dehors, cette lumière d’après la pluie qui, à elle seule, nous est un réconfort. La porte de la pharmacie s’ouvre. Une femme. Elle souffre. Elle réclame des cachets, une fiole, n’importe quoi, quelque chose qui la soulage.
Emile fait non de la tête : pas d’ordonnance. Elle insiste, elle veut du laudanum. Il se tait, réfléchit un moment, lui adresse enfin ce sourire désarmant, sincère et commercial qu’on lui verra toujours plus tard. Sa voix est douce, il demande un instant. Dans l’arrière-boutique, il prend de l’eau distillée, du sucre, du colorant. Sur le flacon, il écrit des mots savants, des dosages. Il revient, tend la chose à la dame, attention c’est très dangereux, deux gouttes maximum.
Le lendemain, la femme est de retour, elle veut juste dire merci, le remède est une merveille. (fin de citation)
Nous sommes à son côté à cet instant précis où se révèle à lui cette évidence de vie qu’il méditera jusqu’à sa mort :
L’imagination fait tout.
Nous sommes à son côté toujours quand il rejoint Lucie, lui raconte ce qu’il vient de vivre…
(je cite) Lucie le regarde avec douceur, la tête posée dans le creux de la main. Il ne tient pas en place, passe du fauteuil à la chaise, lui prend les bras, lui redit la même chose : la femme y a cru, elle va mieux, elle va guérir. Lucie le suit des yeux, amusée, fatiguée, elle connaît cet enthousiasme, cette candeur dans la voix, cet élan né des minces victoires. Elle voit son père, le magicien, il est penché sur ses pots, il tient un pinceau ou de petits ciseaux, il coupe une étamine, agace un pistil, prélève du pollen, court d’une fleur à l’autre, porté par ce désir : hybrider, croiser, raviver, et plus encore, peut-être donner un nom (…) Elle rêve un instant. Elle pense à ce cadeau qu’elle a reçu lorsqu’elle avait treize ans : une fleur à son nom, la clématite Lucie Lemoine. (…) Emile boit un verre d’eau, il recommence, rejoue la scène, la revit. Lucie murmure quelques mots qu’il n’entend pas. Elle a toujours la tête dans les mains, elle se dit qu’ils se ressemblent, son père et lui, c’est le même bonheur dans les yeux, l’enfance pas tout à fait partie, l’amour pour les mots. Le même espoir, aussi : la graine sera fleur et les malades seront guéris. Floraison, guérison. (fin de citation)
Je suis à la page quarante de votre livre, cher Etienne Kern. Je pourrais clore ici mon propos car, déjà, tout est écrit, tout est dit, de l’histoire vraie, scrupuleusement vraie, et du roman d’une vie tout entière enracinée dans l’amour d’un couple, dans la complicité d’une famille, dans les rêves partagés par des êtres inspirés que seule la mort pourra interrompre… et encore !
Mais je vais poursuivre, au-delà de cette conclusion de chapitre si simplement belle -comme le sera la vie de notre héros- que je ne résiste pas au plaisir de la lire :
(je cite) On y est, c’est fait. L’évènement a eu lieu, la nouveauté, l’étincelle. Emile est un autre homme. Plus tout à fait pharmacien, pas tout à fait menteur : guérisseur, peut-être, ou comédien. Durant toute son existence désormais, il portera dans ses deux mains cette joie et ce fardeau : revivre ce moment. Se tenir devant nous et nous dire : J’ai quelque chose pour vous. J’ai trouvé une solution. Vous irez mieux demain. Vous aurez une vie meilleure.
Tant pis si c’est mentir, tant pis si c’est faux, tant pis s’il n’y a rien, si la suite est pire. L’illusion est un secours. Le seul secours peut-être. (fin de citation)
Vous aurez une vie meilleure.
Oui, dès cette page quarante, tout est écrit, tout est dit, tout est… suggéré dans ce livre tellement différent de toute la littérature germanopratine de notre temps qu’il paraît être, lui aussi, un miracle produit par la pratique de l’autosuggestion consciente.
Pourtant, tout commence pour lui, Emile Coué, professeur d’optimisme, pour elle, Lucie, sa femme, pour eux les Lemoine, leur cercle d’amis, leurs relations artistiques, scientifiques, philosophiques de cette ville de Nancy qui, par tous les moyens de la création et de l’analyse cherche à percer les mystères de l’esprit humain.
Du rapprochement avec les Bernheim et Liébeault à l’accueil de ses premiers patients, de la fraternelle complicité du colonel Poirine -éconduit autrefois par Lucie devenu son beau-frère pour avoir épousé Marie- au triomphe américain, du terrible doute qui le saisit quand il décide de soigner la petite Annette paralysée par une hémorragie cérébrale à son bonheur quand il reçoit d’elle (je cite) …un dessin. Un magnifique dessin, avec du rouge, du jaune et du marron. Et en grosses lettres bleues, tracées d’un geste encore peu assuré, le mot : MERCI (fin de citation), c’est pas à pas que vous nous entraînez sur cent quatre-vingt-dix pages dans le sillage de ce bienfaiteur de l’humanité, c’est d’émotion en émotion, au cœur à cœur, que vous nous invitez à le suivre, à l’accompagner, à partager ses enthousiasmes, ses doutes, ses scrupules, ses bonheurs, ses douleurs, sa quête de la Lumière pour lui et pour les autres, pour les autres surtout… tous les autres !
Et vous le faites d’une plume légère comme les feuilles du cognassier qui dansent avec les flocons de première neige dans le jardin de la grande maison blanche à deux pointes, d’une plume tenue en lévitation -peut-être- par les mânes de ce merveilleux Emile, de sa chère Lucie, de Victor, Marie, Annette, de ses compagnons de route, soutiens, inspirateurs, d’une plume révélatrice de la pleine conscience gagnée par l’auteur que vous êtes, au terme d’un voyage initiatique d’une intensité rare. Si intense que cet auteur -vous-même- finit par se demander ce qu’il est, ce qu’il fait au milieu de tous les malheureux qui s’approchent comme des pèlerins du petit bonhomme de soixante-quatre ans que tous implorent désormais, de tous les couéistes qui tous prêchent sa bonne parole, communient dans son nom : médecins, infirmières, instituteurs, percepteurs, artisans, militaires en retraite… ce qu’il fait là, à écrire cette histoire à vivre debout.
Suis-je différent d’eux ? se dit-il… se dites-vous.
Et de conclure ainsi :
(je cite) Ils attendent, ils espèrent. J’écris. C’est pareil. C’est fuir. C’est se mentir. C’est regarder le monde, le grand réel vide et creux, et lui donner de beaux habits, le colorer de mots, tout miser sur ces mots.
Ecrire, c’est cesser d’affronter.
C’est l’aveuglement heureux.
C’est une joie qu’on s’invente.
La vie meilleure. (fin de citation)
Merci, cher Etienne KERN.
Au nom de tous les membres du jury Erckmann-Chatrian, pour ce Comité vénérable fondé en 1914, trois ans après la mort de Victor Lemoine, douze ans avant celle d’Emile Coué, je suis heureux de vous remettre ce Prix Erckmann-Chatrian 2024, le fameux « Goncourt lorrain » qui célèbre en cette année 2025 son centième anniversaire.
Oui, pour cette VIE MEILLEURE, du fond du cœur… MERCI !
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