mercredi 12 octobre 2011

La Société des Ecrivains d'Alsace, Lorraine et du Territoire de Belfort (SEAL) vient de couronner mon roman historique "La Fontaine de Gérémoy" de son prix de littérature 2011. J'en suis honoré et très touché.
Ce prix m'a été remis devant une belle assemblée, le 9 octobre, dans les salons de l'hôtel Hilton, à Strasbourg, par Madame Christiane Roederer, présidente de l'Académie d'Alsace, et Monsieur Jean-Michel Jeudy, président de la SEAL. Je les en remercie du fond du coeur.
Voici un extrait de ce livre : l'incendie qui a ravagé le casino de Vittel dans la nuit du 17 au 18 juillet 1920. Avec le personnel, les curistes, la population de la ville et les pompiers, mes héroïnes la Malie et Julie, mes héros Léo et le Polyte, luttent contre les flammes...
Bonne lecture !
Mai et juin avaient coulé lentement sur la ville et dans la station. Juillet promettait un bel été, doux et paisible. La veille, au petit matin, Léo avait réussi à entraîner le Polyte en forêt de La Voivre sous prétexte que, stimulés par les douces pluies printanières, les premiers jaunirés avaient peut-être pointé le bout de leur nez dans les sapinières. Le panier au bras, ils avaient grimpé la Courte Montjoie, franchi la passerelle sur le chemin de fer, arpenté toute la butte sous le Vieûmont et Lorima, étaient rentrés trempés jusqu’aux genoux par la rosée, bredouilles et épuisés. Mais ils avaient repéré les arbres à abattre, à la mauvaise saison, pour le bois de chauffage à venir, s’y voyaient déjà : patates sous la braise, lard à griller sur une baguette de coudrier, rouge du Montfort… Ils feraient du bon boulot, ensemble, dans cette forêt, l’hiver prochain !
-Tu entends ?
Debout sur la porte de la chambre, en panné de chemise, le cheveu en bataille, planté sur deux jambes aussi noueuses que des vieux ceps, Léo se grattait la poitrine d’inquiétude.
-Pour sûr, que j’entends ! Qu’est-ce encore que ça ?
Assis sur le bord de son lit, le Polyte secouait la tête. Il avait du mal à émerger, à cause du verre de vin d’opium avalé le soir, sur ordre du docteur Claudel, pour faire venir le sommeil. Certaines fois, il prenait en plus une infusion compliquée de passiflore, poire du bon Dieu , herbe sacrée , tilleul, camomille dans laquelle il jetait, en plus, dix cônes de houblon de Rambervillers.
-Ça à l’air sérieux ! J’y vais ! lança Léo en sautant dans sa culotte de velours.
-Attends… je viens aussi ! Ils n’auront peut-être pas trop de quatre bras de plus.
Le lourd tocsin de Saint-Rémy tombait sur la ville, répondait à celui de Saint-Louis, aigrelet et lointain. La dernière fois qu’on l’avait entendu, c’était pour l’incendie de la maison Bazelaire, sur la place des Dames, en 1906… en juillet déjà ! Drôle de mois ! Le Polyte se secoua, sauta à son tour dans sa culotte de velours, s’enroula dans la ceinture de flanelle, se précipita dans le couloir. Chien Jaune voulut le suivre. Il le retint « T’es trop jeune pour aller traîner la nuit, lui dit-il en appuyant une bonne caresse sur la tête de la bête qui se mit à geindre. Bien trop jeune ! Tu rencontrerais le loup… qu’est-ce que tu ferais, hein, qu’est-ce que tu ferais ? Il ne ferait qu’une bouchée de toi, mon pauv’tit Chien Jaune ».
Léo tournait déjà derrière de cul de Saint-Privat quand il gagna la rue. Les jointures lui faisaient mal. La tête pesait drôlement sur les épaules. Il força le pas. D’un coup d’œil, il avait pris la mesure du feu qui embrasait le ciel du côté de Gérémoy.
-Nom de Dieu ! lâcha-t-il. Nom de Dieu de nom de Dieu !

Plus ils avançaient vers la station thermale, plus les ténèbres flambaient. N’eût été la crainte d’un vrai drame à découvrir dans quelques enjambées, ils auraient pu admirer les couleurs étonnantes du ciel d’été : à main droite, sur les Seize Mutins, mauve encore de jour naissant dans les derniers voiles de nuit ; à main gauche, croqué dans son bleu de ténèbres, intense et profond, par les toits de nouvelles villas ; devant, incandescent, il bouillonnait de nuées ardentes, crachait des volées d’étincelles qu’une jeune bise portait loin vers le sud par-dessus la ville.
-Nom de Dieu de nom de Dieu !
Poings serrés dans les poches, le Polyte mâchonnait sa surprise en marchant, et sa colère. Il forçait encore le pas, n’arrivait pas à rejoindre Léo qui courait presque devant, se retournait de temps en temps, lui lançait des « Alors, tu viens… plus vite… plus vite ! »
-Nom de Dieu… il va me faire crever !
Partout, des gens s’agitaient, un seau à la main, une cuvette, une bassine, un pot de chambre, un faitout même, s’interpellaient, s’encourageaient, envoyaient chercher des renforts, des récipients, des bras, des échelles… Toute la ville était dans la rue, et convergeait vers le brasier.
-Le casino !
-Mais non, c’est le Grand Hôtel ! Pourvu qu’il n’y ait plus personne dedans !
-Mais non… c’est le casino !
Des charrettes de paysans circulaient dans tous les sens, des hommes tiraient une pompe à bras de la brasserie Samaritaine en hurlant « Place ! Place ! Place… » tandis qu’un autre, perché sur la machine, casqué à la hussarde, agitait comme un fou le battant d’une cloche… « Place ! Place ! Place ! »
-C’est le casino !
-Le casino !
Déjà le pavillon central était la proie des flammes. Les colonnes de Garnier, son dôme disparaissaient, avalés par les fumée et les langues de feu qui montaient en tourbillonnant dans le ciel, se jetaient sur les grands arbres du parc, menaçaient de s’abattre sur le théâtre et les hôtels voisins, et de les embraser à leur tour.
-Heureusement que le lieutenant Bidault a sorti son cheval pour l’entraîner à quatre heures du matin ! C’est lui qui a vu ! Il a donné l’alerte aussitôt… commentait l’un.
-Si c’est pas malheureux, un si beau bâtiment, partir en cendres, comme ça ! ajoutait l’autre.
-Vous feriez mieux de venir faire la chaîne, vous autres ! C’est pas avec la langue qu’on va l’éteindre ! hurla un troisième, écarlate et ruisselant de sueur. Faut aller puiser l’eau à l’étang… allez !
Ils y allèrent, tous, hommes, femmes et enfants, jeunes et vieux, fonctionnaires de ministères en cure et paysans en nage, forts des halles, terrassiers, malades et estropiés, artisans et commerçants, militaires aux eaux et ecclésiastiques en soutane, ouvriers de la Société, qui se passèrent de bras en bras des milliers de litres d’eau pour ajouter au pissat des pompiers dont l’énergie et les machines ne suffisaient pas à faire monter le jet des lances jusqu’au toit du casino.
Soudain, un cri :
-Kielwasser ! Reviens… Kiel…
Trop tard ! N’ayant pas vu sortir tous les occupants du casino, le veilleur s’était précipité dans la fournaise. On l’aperçut une dernière fois dans l’escalier, courant vers l’étage au moment où Goudon, le directeur, jaillissait par la verrière côté théâtre, les bras chargés des fonds, des caisses de jetons, des livres de comptes qu’il avait voulu sauver pour que l’activité pût continuer. Il avait bien conscience qu’il y allait de la survie de la station ! On vit aussi Jean Bouloumié errer dans les flammes à la recherche de possibles victimes, prendre des risques terribles pour sauver celles et ceux et le matériel qui pouvaient encore l’être.
-Le voilà !
Le fantôme de Kielwasser apparut soudain. On le vit trébucher dans l’escalier ; on se précipita, l’empoigna, le traîna sur la terrasse. Il râlait. Son visage n’était plus qu’une horrible brûlure, et ses mains, et ses pieds dont la peau s’arracha avec les chaussures. Il n’avait trouvé personne dans l’étage. Aucune victime. « Dieu soit loué ! » souffla-t-il. Puis il perdit la conscience dans les bras de ses sauveteurs.
Alors, dans des craquements sinistres et un grondement infernal, le dôme central s’effondra. De gigantesques tourbillons s’élevèrent dans le ciel laiteux. Des fumées âcres et fétides roulèrent sur les façades carbonisées. La foule poussa un grand cri. Des javelots enflammés jaillirent de la ruine. Les premiers hommes de chaîne bondirent en arrière. Aucun ne fut touché !

À l’heure où les paysans harassés regagnaient l’étable pour la traite matinale des vaches, il fallait bien se rendre à l’évidence : l’hôtel du Parc et le théâtre étaient sauvés, ainsi que le salon de lecture où les jeux pourraient reprendre le soir même, mais l’œuvre de Charles Garnier n’était plus qu’un monceau de pierres, de poutrelles tordues et d’éclats de verre sous des tonnes de gravats et un lit de cendres !
-Depuis quand êtes-vous là ?
Assis sur un banc près du Pavillon des Demoiselles, les deux hommes reprenaient leur souffle. Léo tourna la tête. Noire comme un chauffeur de locomotive, Julie se tenait derrière eux, le cheveu emmêlé, la robe échancrée sur une poitrine généreuse, les bras gantés de suie, de chaux et de poussière. Elle vint s’asseoir à côté du Polyte assommé par les restes de vin d’opium dans ses veines et la fatigue.
-Où étiez-vous ?
Elle les regardait comme si elle les voyait pour la première fois, les dévisagea pour être sûre de les avoir reconnus sous leur masque de crasse, jeta un coup d’œil à sa robe sale, ses mains, toucha son front, ouvrit les bras comme pour dire « c’est ainsi… nous sommes aussi dégoûtants, vous et moi ! », se pencha vers le Polyte…
-On pue, tu ne trouves pas… on pue le carnage !
Elle se leva, esquissa un pas de danse qui montra ses genoux couronnés de charbon, se mit à rire d’un rire sonore et cristallin. Du plus loin qu’on pût l’entendre, on se retourna.
-On était là, au milieu de la chaîne, répondit le Polyte.
-Derrière l’hôtel du Parc, précisa Léo. On est arrivés dans les premiers. Et toi ?
-Moi ? À votre avis ?
D’un même haussement d’épaules, les hommes avouèrent leur ignorance.
-J’étais avec ceux qui balançaient des seaux d’eau sur le théâtre, pardi ! Où vouliez-vous que je sois… dans mon lit ?
Elle se remit à rire, d’un rire convulsif qui trahissait sa détresse et sa fatigue, sa fierté aussi de savoir que ses deux lascars avaient participé à l’élan de tous.
-Venez ! On va aller se laver et se reposer. On l’a bien mérité, non ?
Elle avait l’air d’une combattante à l’issue de la bataille, d’une déesse de la terre surgie des flammes pour montrer l’autre chemin aux hommes. Elle pivota une fois encore sur place, fit virevolter son jupon taché de coulasses noirâtres, tendit une main à chacun… belle, très belle !


La Fontaine de Gérémoy roman historique éd. Presses de la Cité-Terres de France 2011

3 commentaires:

Rénica a dit…

Voilà longtemps que je ne suis pas venue déposer un petit mot ici...Je viens de porter les seaux dans la chaîne humaine...ouf fait chaud ! Cela me donne envie de vous lire encore Gilles

Gilles LAPORTE a dit…

Quel plaisir d'avoir des nouvelles de vous, chère Rénica ! J'espère que vous allez très bien et que le pinceau est docile sur une toile accueillante !
Mais... que signifie ce panneau ?
Je préférais la Lumière de votre regard !
Je vous embrasse très fort.
Gilles

Mildred a dit…

Tout d'abord, un grand BRAVo!
Et ensuite, un grand merci pour ce moment de lecture très agréble!
Je vous souhaite tout le succès que vous méritez!

***
À bientôt***