samedi 29 janvier 2011

La Fontaine de Gérémoy : premières pages...

Août 1857

-Dis-moi, mon Polyte, tu crois qu’on y arrivera ?
Le garçon tourna la tête. Au loin, la Butte des Seize Mutins tremblait sous le soleil ; une buse dessinait de grands cercles dans un ciel laiteux. Le garçon la suivit des yeux, longtemps, en silence. Autour d’eux, la campagne semblait assoupie.
Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, ils ne vivaient plus que pour ces moments volés au travail de la terre, aux animaux, au père et au curé. Jusque là, il allait aux vaches, arrachait les pommes de terre ou, l’hiver, faisait son bois en compagnie des chevreuils au cul blanc, elle, brodait au tambour des cœurs de Marie ou des agneaux pascals au point de plumetis, chantait les offices à Saint-Rémy avec sa mère, sans se poser de questions. Mais un soir de fête ils s’étaient aperçus, avaient croisé leurs regards dans la lueur des flammes de Saint-Jean. De cet instant, ils avaient eu la déchirante impression de vivre étouffés, étranglés dans une prison dont ils ne pourraient jamais s’évader.
-Tu crois…
Très loin, du côté du village, un chien énervé s’était mis à gueuler.
-Regarde… regarde là-bas !
Le Polyte pointait le doigt vers les prairies des Essarts.
-Dis-moi, mon Polyte, tu crois…
La Malie parlait à voix basse, pour ne pas déranger le bon ordre des choses autour d’eux, peut-être aussi parce qu’elle craignait autant la réponse du garçon que son silence. Au fond, avait-elle vraiment envie qu’il se confie ?
-Vois comme elle va vers le soleil. Tu entends son chant ? Écoute… écoute bien. Elle va monter haut, très haut, puis, d’un coup, elle se laissera tomber comme une pierre. Tu as déjà vu ?
La Malie ne dit rien. Elle se contenta de suivre du regard l’alouette qui montait dans le ciel, montait jusqu’à sa disparaître dans la lumière.
Plus bas, vers le chantier de la source, des voix d’hommes s’étaient mises à gronder, affaiblies par la distance, digérées par les bosquets, ponctuées de cliquetis de ferraille et heurts d’outils.
-Tu la vois encore ?
-Je l’ai perdue.
-Elle est toujours là, regarde, au bout de mon doigt…
Elle cligna des yeux, chercha le petit point noir, le retrouva.
-Attention, elle va plonger. Ça y est. Elle plonge ! Vois, comme elle file !
L’alouette filait maintenant vers le sol à une allure vertigineuse. La Malie retint son souffle. Elle en avait déjà vu d’autres, de ces jeux d’oiseaux, sur la calotte nue de Jonchurelle, vers Lignéville, quand elle y allait en promenade, le dimanche après-midi, en compagnie de ses parents. Parfois aussi de Léo, son frère. Mais, là, il lui semblait l’observer pour la première fois.
Elle chercha la main du Polyte. L’alouette avait fendu les airs, ouvert les ailes au dernier moment. Elle venait de disparaître dans les herbes.
-Tu as vu ?
Elle avait vu. Le chien gueulait toujours, plus bas, du côté du village. Elle n’osait plus dire un mot. D’autres alouettes avaient surgit des hautes herbes, commençaient leur lente ascension vers le soleil en grisollant.
Le Polyte se tourna vers la Malie, la prit par la taille, approcha son visage, aperçut une perle d’argent qui roulait sur sa joue. Alors, du plomb brûlant coula dans ses veines. Il n’entendit plus les voix d’hommes, ni les cliquetis de ferraille qui montaient du chantier, ni les gueulées hargneuses du chien, ne vit plus les alouettes, ni les festons boisés des Essarts, ni l’horizon frémissant de chaleur… rien que cette perle d’argent ! Une furieuse envie de fuir le traversa, en même temps que de prendre la Malie à pleins bras, de l’emporter le plus loin possible derrière les collines, les forêts, les prairies, loin des regards de ceux qui ne voulaient pas les voir ensemble, ailleurs, dans un autre pays sans paysans, sans brasseurs, un pays qui n’aurait pas deux églises pour diviser des fidèles campés sur les deux rives d’un ruisseau puant. Il se pencha, tendit les lèvres, goûta le sel sur la joue de la jeune femme, ferma les yeux, laissa des images défiler dans sa tête, revit leur première rencontre après les feux de la Saint-Jean, trois ans plus tôt, les larmes de Saint-Laurent
[1] qu’ils étaient allés compter sur Gérémoy, les glissades sur la rivière gelée l’hiver suivant. Il la revoyait applaudir quand il avait sauté par-dessus les braises pour lui prouver son courage. Le temps qu’il se remette de son exploit, qu’elle reçoive son sourire… elle avait disparu ! Puis, quelques semaines plus tard, la tête dans les étoiles. Et, l’hiver suivant, les glissades à travers le village sur la rivière gelée. C’était avant la nouvelle attaque de choléra qui avait ravagé le pays.
Il prit sa main. Elle leva les yeux vers lui, lut le trouble et l’angoisse dans son regard, allait parler encore, contint les mots dans sa gorge. À quoi bon ? Elle posa la tête sur son épaule, fourra le visage dans son cou et le respira à pleine poitrine. Le Polyte sentait bon le foin, et le grand air des champs, et la fumée de l’âtre, et le parfum des mirabelles mises à sécher dans le four, pour l’hiver. Elle se blottit tout contre lui, se mit à le flairer comme un animal. Elle goûta de la pointe de la langue les saveurs épicées de sa peau, baisa sa nuque sous les cheveux follets que, jusque là, seul le vent avait caressés. Jamais encore elle n’avait osé se laisser aller ainsi, à son besoin de le toucher, de le sentir, de le lécher, de l’aimer. Le cœur du Polyte s’était mis à bondir. Elle en recevait la vie à pleine bouche dans les veines qui battaient sous le col de la vareuse, à la naissance de la barbe qui poivrait ses lèvres d’un délice nouveau. Il dénoua lentement le lacet du caraco, glissa la main. La toucher, la caresser, sentir sa chaleur… Elle le laissa faire, gémit doucement quand il effleura de la paume la soie moite de son dos, rejeta la tête en arrière. Jamais elle n’avait été aussi belle ! Les cheveux en vagues blondes échappées de la halette
[2], les lèvres entrouvertes comme deux cerises pulpeuses, les yeux mi-clos soulignés par un rosé inhabituel des pommettes, elle se laissa aller dans l’herbe.
Ils restèrent ainsi très longtemps sans mot dire, à vibrer l’un de l’autre, à fondre ensemble leurs émotions, à tenter de contenir les vagues de désir qui les submergeaient une à une.
[1] Perséides. Pluie d’étoiles filantes de la première quinzaine d’août.
[2] Coiffe traditionnelle des femmes de Lorraine.

"La Fontaine de Gérémoy" éd. Presses de la Cité - Terres de France 434 p. 21 euros

Aucun commentaire: