Dès le jour pointant, l’appel de la mère et l’autre, du coq, me tiraient de rêves inachevés qui laisseraient ma journée de vie désemparée et brouillonne.
J’aimais les nuits de ce temps-là, plus que les jours. Rien ne me rendait plus heureux que de voir la lumière décliner, le ciel s’éteindre lentement sur les hauts peupliers de nos champs où les vaches s’étaient rassemblées pour la traite et, l’hiver, les grands nuages d’étourneaux se former par vagues au-dessus de l’étang avant de s’abattre dans les roseaux pour y passer la nuit. Je filais jusqu’en lisière, dans la haie, d’où je les observais choisir par vagues sautillantes leur dortoir sous les saules. Le frottement de soie de leurs ailes dans les airs produisait en moi une étrange sensation de douceur toujours recherchée ensuite dans les plis de ma mémoire sans jamais la retrouver. Puis la voix du père bousculait au loin le poulailler, ses grognements contre les canards trop lents à rentrer, les dindons trop vifs à s’échapper, les jars trop belliqueux qu’il écartait du bâton, ou les poules trop distraites que le coq grimpait une dernière fois avant de gagner l’enclos en gonflant le jabot. C’est que la flamme rouge du renard rôdait déjà dans les hautes herbes !
J’aimais les nuits de ce temps-là, leur approche lente sur la queue du jour, le mystère de leur silence qui faisait un nid à mes rêves.
Mais je n’aimais pas, à la charnière du jour et de la nuit, la voix trop forte du père, ses jurons à l’écurie, à l’heure de la traite, quand l’une ou l’autre des vaches aux yeux ronds rentrées par ma mère le giflait d’un coup de queue, ses tapes du plat de la main sur les croupes nerveuses, ses coups de pied dans les seaux, bidons, gamelles et mesures, son vacarme de mâle dans un monde de femelles. Je n’aimais pas non plus son éternel mégot éteint collé à la commissure gauche qui lui faisait tordre la bouche pour hurler, ni ses ongles noirs, ni les battoires de ses mains, ni son béret moulé en visière sur le devant qu’il rajustait plusieurs fois d’avant en arrière et d’arrière en avant en baladant le mégot du bout de la langue quand il voulait faire croire qu’il réfléchissait.
J’aimais les nuits de ce temps-là pour le mystère de leur silence et l’espace qu’il offrait à mon besoin d’imaginer ma mère.
Électroencéphalogramme plat… toutes fonctions assistées par des machines… seul le cœur continue à battre comme une simple mécanique… comme une mécanique ! Le patron du service, hier soir, m’a entraîné dans le couloir, m’a clairement dit qu’ils ne pouvaient pas le garder plus longtemps ainsi, qu’ils manquaient de lits, surtout dans un service aussi « technologique », que la survie artificielle n’avait plus aucune raison d’être, que le garder plus longtemps revenait à condamner un autre accidenté qu’on aurait pu sauver, que… Raymondin était cliniquement… mort ! Une lame de glace m’a fendu en deux. Mort !
-Mais il vit… il respire… il est chaud et son cœur bat !
J’ai presque hurlé dans le couloir.
-…son cœur bat ! Son cœur ! Ce n’est pas le cœur que nous devons écouter, cher Monsieur… c’est le cerveau que nous devons observer, dont nous devons vérifier l’activité, c’est lui qui… gouverne la vie… le cerveau ! Je comprends votre douleur, cher Monsieur, je comprends. Mais… le cœur n’est rien… c’est le cerveau… or… il est mort ! Je suis peut-être brutal, cher Monsieur, mais votre fils ne sortira jamais du coma… il est mort, cliniquement mort !
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