Pour le divertissement, voire plus si... affinités !
Nulle autre ville ne lui parut plus indiquée que Bordeaux pour le siège de sa nouvelle société.
Pas tant pour son passé commercial triangulaire qui lui rappelait la tradition fauconnière familiale -la vente des esclaves ne s'y pratiquait plus de même manière-, que pour son mariage naturel et éternel entre la douceur Gironde et l'amertume océanique qu'il voyait comme un authentique symbole d'universalité de sa démarche (ainsi, s'épongeant le front qu'il portait haut, l'avait-il expliqué à ses associés médusés par une telle profondeur hydro-spirituo-technico-économique).
Pour son nom surtout, Bordeaux, que, malgré les remontrances préceptorales et paternelles, il avait toujours écrit en deux mots : "Bord d'eaux" (La faute lui avait valu un renvoi à l'oral de contrôle du baccalauréat -échec, cuisant pour un Fermoar, qu'il avait juré de transformer un jour en victoire-). Le moment était venu ! À Bordeaux !
De la place des Quinconces aux quais de la Garonne, en passant par l'église Saint-Seurin et la cathédrale, Charles-Edouard arpenta la ville, la respira, vibra à son rythme, s'en imprégna, s'y fondit. Le vin l'y aidait et les bonnes tables où se dégustaient le court bouillon de lamproie, l’anguille à la persillade, et le salmis de palombe accompagné de sa sauce au vin et de croûtons aillés. D'emblée, il s'y sentit bien ! Même, il l'aima !
Le nom gazouillait comme une flûte de l'Opéra-Théâtre, glougloutait comme un Médoc dans son col voilé de vieille poussière, claquait comme une bannière sur le cuivre de l'hôtel particulier à chapiteaux corinthiens acheté à prix astronomique près des colonnes de la Bourse. « BORDELAISE UNIVERSELLE DES EAUX » (B.U.E.) Fier, Charles-Edouard du Fermoar de Montsac ! Tellement fier que, à chaque passage du portail forgé rehaussé de dorures, il ne pouvait s'empêcher de se mirer dans la plaque de cuivre grande comme un mouchoir d'évêque, frottée chaque matin par une femme noire d'origine baoulée -il y avait tenu pour bien montrer son exceptionnelle ouverture d'esprit et son soutien à la théorie nouvelle de l’immigration choisie-, plaque dont le métal brillait comme son crâne, et qui, sous son nom, portait le logo de la Bordelaise : deux vagues bleues ondulantes surmontées d'un soleil rayonnant.
Fier, Charles-Edouard ! Fier et actif !
D'emblée, il définit sa stratégie.
Dans un premier temps, s'appuyant sur l'expérience de pollution de la rivière Sibelle par les rejets de son père, persuader toutes les populations de la ville, de la région, du pays, voire d'Europe et du monde, que toutes les eaux connues et inconnues, qu'elles soient profondes, de ruissellement, de source, de pluie, de Lourdes, même cuites et bénites, transportent des matières en suspension, en dissolution, en décoction, en infusion, des végétaux en décomposition, des déjections animales et humaines, crottes de castors, étrons des villes et fientes des champs, des bestioles microscopiques, amibes à cils vibratiles, bactéries à crochets venimeux, œufs d'anophèles, trypanosomes malins, et que, de ce fait, elles sont impropres à la consommation, voire dangereuses ! Tout juste propres à la toilette, sauf des dents !
Charles-Edouard lança la campagne d'information par quelques communiqués ministériels bien sentis, issus de son équipe promue depuis peu « Secrétariat d'Etat à la Valeur Ajoutée et à l'Environnement ».
La presse spécialisée réagit par des titres pointus comme « À propos de l'obésité des eaux stagnantes », ou « Du phénomène de nitrification dans les zones de piémont », puis la presse périodique avec « Notre dossier : l'EAU ! », ou encore, en lettres rouges à la une « Quelle eau buvons-nous ? ». La quotidienne enfin, avec des relations répétées d'intoxications locales, de crises de dysenterie aiguë dans des écoles maternelles, du risque de choléra, d'hépatite XYZ ou de fièvre aqueuse à prolongement méningo-spinal dans les stations balnéaires du littoral à la veille de la grande transhumance.
Dans un deuxième temps, envoyer ses hordes de faucons commerciaux dans les mairies de toutes les communes du pays, d'Europe, voire de la planète, avec mission d'informer les maires des risques encourus par leurs administrés à ne consommer que de l'eau sauvage, et leur responsabilité à eux, leurs élus, à les laisser se comporter de manière aussi irréfléchie. Prière d'insister sur les plaintes possibles contre eux, les maires, émanant de victimes de négligences avérées ou supposées, puisqu'ils sont dorénavant responsables de tout, et de chacun.
En cas d'incompréhension, d'incrédulité, de mauvaise volonté avérée ou de résistance anormalement infondée, les faucons commerciaux de la Bordelaise Universelle des Eaux avaient ordre de dégainer sans sommation le chéquier et, sous la table à tapis vert des délibérations municipales, de signer autant de chèques au porteur garnis d'autant de zéros qu'il serait nécessaire pour assurer définitivement la santé du corps social dans son ensemble. Il y allait du bon état physique et mental de la Nation !
Beaucoup eurent recours à cette forme de dialectique peu socratique mais compréhensible par tous et redoutablement efficace !
Dans un troisième temps, lancer à l'assaut des campagnes les armées bordelaises d'hommes blancs casqués et harnachés de jaune bouton d'or, juchés sur des machines de chantier (excavatrices, pelleteuses, marteaux piqueurs et autres monstres pétaradants aux dents longues), et d'hommes noirs à cheveux crépus armés de pelles et de pioches (toujours l’immigration choisie !), avec mission d'ouvrir la terre jusqu'à ses entrailles les plus intimes, d'y enfouir des artères de fonte, des veines de polyvinyle extrudé, des capillaires de cuivre, en vue d'acheminer jusque dans la campagne la plus profonde, à la maison la plus éloignée de la famille la plus isolée l'eau filtrée, javellisée, ozonisée et ionisée qui ferait ronronner les compteurs de la grande maison à colonnes sise près de la Bourse, au cœur de la bonne ville de Bordeaux.
L'affaire fut rondement menée.
Le plan réussit au-delà de toutes les espérances !
Partout, les populations terrorisées se jetèrent sur les eaux minérales et de source produites par P2A, la monopolistique société d'Anne-Amélie. Et, guettés par les juges, secoués par leurs administrés, exhortés par les curés en civil entourés de leurs ouailles, et des escouades d’avocats en soutane, incités par une proche fin de mandat, les maires s’employèrent à convaincre des bienfaits de la concession les conseils municipaux parfois récalcitrants qui refusaient l’obligation de la Bordelaise de raser les fontaines publiques, transformer les lavoirs de village en ridicules pots de fleurs, et condamner définitivement toutes les sources naturelles, donc dangereuses. Tous signèrent ainsi avec la Bordelaise des contrats d’assèchement du pays, d’éventration du sol, et de distribution triomphale du précieux liquide traité et garanti contre tout risque bactériologique, virologique et chimique.
Tandis que, de son côté, P2A multipliait les embouteillages, couvrait terre et mer de milliards de cadavres de bouteilles en plastique résistant au chaud, au froid, à l'ombre, à la lumière, au temps qu'il fait et à celui qui passe, et pulvérisait ses records de recettes au grand bonheur de ses actionnaires, la Bordelaise Universelle des Eaux bordelisait le village, la ville, la région, le pays, l'Europe, le monde entier !
Ensemble, elles avaient gagné la guerre de l'eau !
Alors les Fermoar de Montsac possédèrent la plus grosse fortune du monde après Bill Gates et ses fenêtres magiques, loin devant la reine d'Angleterre et… les Maîtres-Pieds du Real de Madrid.
Alors, la famille rayonnante put enfin offrir au patriarche cacochyme Louis Demontsac, ex-roi du blanchiment, ex-empereur de la teinture, ancien député et fumeur invétéré de cigares de Havane, refondateur de la dynastie, le voyage en navette spatiale russe dont il rêvait depuis toujours.
Et Charles-Edouard, au terme d'une épuisante course poursuite avec quelques intrigants de seconde zone dans les sombres couloirs de la Présidence du Conseil, reçut en grande pompe le marocain de Ministre du Développement Local, des Affaires innovantes et de l'Environnement, avec le titre et les attributions y afférentes.
Ministre d'État, doté de voiture blindée avec sirène, gyrophare, gardes du corps et de la parole, escorte à cheval et, clou des clous, place de premier rang dans la tribune officielle du Quatorze Juillet !
Le père dans la lune, le fils sous les lambris du Roi-Soleil, chacun était désormais à sa place dans un monde ordonné où, à la plume de paon, sur un antique papier de chiffe du Moulin des Trois Rus marqué au fer froid du Faucon surmonté du double C couronné, s'écrivait la plus fascinante histoire d'eau !
4 commentaires:
Quelle affreuse famille dont vous dressez le portrait... avec une écriture incisive qui ridiculise à outrance la soif du pouvoir et de l'argent...Les jeux de mots sont succulents...Mes premiers sourires du jour en lisant cette page d'écriture..merci
La guerre de l'eau et ses dédales..ça laisse pas indifférent..
Pourrais-je avoir de vos précieux conseils, moi qui aimerai finir mon premier roman? Si vous avez du temps bien sûr...
Je suis heureux de vous avoir offert un premier sourire du jour, chère Rénica. Aujourd'hui, autre extrait de ce même "roman vécu". Autre sourire ? Où en sont vos pinceaux ? Courent-ils sur la toile vers une fenêtre... fermée sur un mystère, ou... ouverte sur notre horizon ?
Oui, la guerre de l'eau, Karima... terrible, comme celles... du riz et du blé !
Bien sûr, je peux tenter de vous donner des conseils. Ecrivez-moi à mon adresse courriel (gilles.laporte.ecri@wanadoo.fr) de sorte que je puisse vous répondre par la même voie. N'hésitez pas !
Merci à vous deux et très, très bonne journée !
A bientôt.
Gilles
Sourire jaune..!
Enfermez s'il vous plaît tous ces Charles-Edouard et autres consorts aux activités vénales, oui enfermez les pour un stage intensif de nature !
Au programme par exemple:
"Comment s'émouvoir à la vue d'un ruisseau entrainant dans son sillage, mousses, feuilles multicolores, jouant avec les reflets de l'eau claire, formant ainsi milles tableaux vivants..."
Et si c'est trop tard...s'ils ont tout oublié...qu'il vivent à perpète dans leurs bousiers et que chaque jour sans fin, ils nettoient et rendent à Dame Nature sa dignité ! Il y a grande urgence vite vite vite!!!
Enregistrer un commentaire