"En passant sur cette terre, comme nous y passons tous, pauvres voyageurs d’un jour, j’ai entendu de grands gémissements : j’ai ouvert les yeux, et mes yeux ont vu des souffrances inouïes, des douleurs sans nombre. Pâle, malade, défaillante, couverte de vêtements de deuil parsemés de taches de sang, l’humanité s’est levée devant moi et je me suis demandé : Est-ce donc là l’homme ? Est-ce là lui tel que Dieu l’a fait ? Et mon âme s’est émue profondément et ce doute l’a remplie d’angoisse. (…)
Regarde ô peuple, s’il n’est pas temps de justifier l’Auteur des êtres, en te créant un sort plus conforme à sa justice, à sa bonté.
Tu dis : J’ai froid ; et, pour réchauffer tes membres amaigris, on les étreint de triples liens de fer.
Tu dis : J’ai faim ; et on te répond : mange les miettes balayées de nos salles de festin.
Tu dis : J’ai soif ; et l’on te répond : bois tes larmes.
Tu succombes sous le labeur, et tes maîtres s’en réjouissent ; ils appellent tes fatigues et ton épuisement le frein nécessaire du travail.
Tu te plains de ne pouvoir cultiver ton esprit, développer ton intelligence, et tes dominateurs disent : C’est bien ! il faut que le peuple soit abruti pour être gouvernable ! (…)
Peuple, écoute ce qu’ils t’ont dit, et à quoi ils t’ont comparé.
Ils ont dit que tu étais un troupeau et qu’ils en étaient les pasteurs : toi, la brute ; eux, l’homme. A eux donc ta toison, ton lait, ta chair. Pais sous leur houlette et multiplie, pour réchauffer leurs membres, étancher leur soif, assouvir leur faim.
Ils ont dit aussi que la puissance royale était celle d’un père sur ses enfants toujours mineurs, toujours en tutelle. Sans liberté dès-lors et sans propriété, le peuple éternellement incapable de raison, incapable de juger de ce qui lui est bon ou mauvais, utile ou nuisible, vit dans une dépendance absolue du prince, qui dispose de lui et de toutes choses comme il lui plaît.
Servitude encore et misère."
Extraits de Le Livre du Peuple publié en 1837 par Félicité de La Mennais dit Félicité Lamennais (1782-1854). Prêtre, théologien, député, philosophe, emprisonné pour avoir défié la pensée unique de son temps, ce clerc est l’un des fondateurs du catholicisme social. Ses constats alimentèrent la révolte qui aboutit à la révolution de 1848, entraînant la chute de la Monarchie de Juillet et l’avènement de la IIème République.
Où en sommes-nous, aujourd’hui ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire