Gilles Laporte La Clé aux âmes Presses de la Cité-Terres de France-01/2014
vendredi 17 janvier 2014
La Clé aux âmes
Je vous l'avais promis... le voici, cet extrait de mon nouveau roman, La Clé aux âmes. Une partie du premier chapitre...
Bonne lecture !
-Cet enfant est mon neveu,
chère Mathilde ! Faut-il que je vous le rappelle ? J’aurais même pu
être son parrain si vous lui aviez fait donner le baptême.
Victor regardait sa
belle-sœur par-dessus ses fines lunettes cerclées d’acier.
-J’aurais dû l’être ! Si
vous n’aviez pas ces idées…
Il chercha ses mots.
D’ordinaire si sûr de lui, il donnait soudain l’impression de manquer de
vocabulaire, comme toujours quand il s’apprêtait à balancer une vacherie. Il
avait refusé de s’asseoir.
-Ces idées… imbéciles !
Je dirais même… criminelles !
Il bouscula une chaise qui
couina sur le parquet, la repoussa d’un geste vif.
Assise en bout de table,
bras croisés, Mathilde attendait la fin de l’avalanche. En face d’elle, debout
comme son mari, Alix, ci-devant de Saint-Prancher, malmenait son manchon de
zibeline. Gantées d’agneau blanc finement surpiqué, ses mains délicates
pétrissaient la fourrure.
-Asseyez-vous donc, ma chère
Alix. Vous me faites mal de rester ainsi debout ! lui glissa Mathilde
d’une voix calme qui parut ajouter de l’agacement à l’irritation de Victor.
Alix tira une chaise, écarta
les pans de son manteau, arrangea les plis de sa robe, s’assit du bout des
fesses.
-Comment peut-on admettre
tout ce que racontent les bouffeurs de curé ? Pouvez-vous me dire ? Elle
en a de bonnes, votre religion de la liberté qui voudrait faire croire que tout
le monde pourrait tout faire, et… n’importe quoi ! Et cette égalité que
vous mâchonnez en permanence comme de la guimauve. Savez-vous ce que disait
Hugo lui-même, votre demi-dieu mécréant, de cette égalité ?
Il se planta devant la
fenêtre, dos tourné à la lumière. Mathilde ne voyait plus que sa silhouette
rongée par un cru soleil d’hiver.
-Il dit : « Une
égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait
à mettre toutes les envergures dans la même cage, et toutes les prunelles dans
le même crépuscule, je n’en veux pas.[1] »
Il savoura son effet,
rajusta sa cravate de soie nouée à la sauvage domestiquée, se rapprocha de la
table. Mathilde se dit qu’il avait dû passer un temps fou à chercher dans toute
l’œuvre de Hugo, publiée ou inédite, les mots qui le poseraient comme un sage.
Il avait vieilli. Son corps
s’était épaissi. Quant il souriait, il donnait davantage l’impression de
vouloir mordre que de s’apprêter à dire des mots aimables. Son front s’était
dégarni. Il en usait comme d’un outil de séduction en se le frottant souvent de
la paume, à la manière d’un intellectuel. Il donna un coup d’œil circulaire à
la pièce.
-D’ailleurs… où est-il, cet
enfant ?
-A son cours de
violon !
Mathilde avait répondu sans
hésiter, de sa voix assurée de maîtresse d’école. En face d’elle, Alix
malmenait toujours son manchon. Elle crut voir passer dans son regard une
lumière fugitive.
-Cours de violon ! Vous
ne lui avez pas trouvé d’autre activité que de gratter des peaux de chat pour
faire du bruit ? Ce n’est pas le crin-crin qui le nourrira,
croyez-moi ! Ce n’est pas avec ça qu’il trouvera une place honorable dans
la société. Des cours d’architecture ou de physique appliquée lui seraient plus
utiles !
Il tira une chaise, s’assit
à côté de sa femme qui s’écarta.
-Que voulez-vous donc en
faire ?
-Ce qu’il voudra être !
Il prit un air outré.
-Depuis quand les enfants
décident-ils de ce qu’ils seront ? C’est la responsabilité des parents de
choisir pour eux, en fonction de leur conception de la réussite sociale, et des
attentes du pays. La volonté de réussite n’est pas votre fort, je le sais,
hélas. Vous avez partagé ce manque d’ambition avec mon frère -paix à son âme !-,
mais ce n’est pas une raison pour continuer avec mon neveu. Quant aux attentes
du pays… ce ne sont pas les saltimbanques qui reconstruiront notre Lorraine
d’après-guerre ! Nous avons besoin d’architectes, d’ingénieurs, de
techniciens, de gens capables de rebâtir des maisons, de redessiner des
villes ! La musique peut attendre ! Il y aura toujours bien assez de
dilettantes pour taper sur un piano ou souffler dans une trompette… trop
même !
Alix avait rentré la tête
dans les épaules. La mode des cheveux coupé ne l’avait pas encore atteinte. De
son chapeau tenu par un ruban de satin noué sous le menton, coulaient de
longues boucles argentées qui frémissaient à chaque levée de ton de son mari.
-Mon neveu… je m’occuperai
de lui !
Il posa les mains à plat sur
la table, comme pour en prendre possession, sa manière à lui de marquer son
territoire.
-Je dois bien cela à mon
frère !
Jusque là, Mathilde avait
dompté ses poussées de colère. Mais l’évocation de la guerre par Victor avait
fait remonter de telles images dans sa tête, rallumé de telles souffrances,
qu’elle se sentait sur le point d’exploser.
-C’est mon fils qui décidera
de son propre avenir. Personne d’autre !
-Décidément, vous êtes
buttée, ma chère belle-sœur. C’est une idée fixe ! Réfléchissez un peu, que
diable ! Observez le monde qui nous entoure. Y voyez-vous de la place pour
des violoneux, des poètes, des barbouilleux ? Nous sortons d’une guerre
terrible et…
Il dut sentir qu’il
s’engageait dans une voie scabreuse avec cette évocation trop appuyée de la
guerre, conclut en baissant un peu le ton :
-Vous en savez quelque
chose, ma chère Mathilde, avec la mort de mon frère, voilà deux ans, des suites
des gaz respirés dans les tranchées !
Si elle en savait quelque
chose, Mathilde ! Elle serra les dents et les poings. Il prit ses aises,
s’accouda à la table.
-Seule, avec cet enfant,
rien ne va être facile pour vous. Ce n’est pas avec votre traitement
d’institutrice que vous allez pouvoir lui faire une situation. Alors que nous…
Il jeta un coup d’œil sec à
sa femme.
-Alix est stérile !
Nous n’aurons jamais de descendance…
En bout de table, sous le
chapeau à ruban de satin, encadré de longues boucles argentées, le visage
s’était soudain fermé.
-Un problème médical… de
femme ! Alors, nous avons pensé que Paul pourrait venir vivre chez nous à
Nancy, que nous pourrions l’inscrire dans l’un des meilleurs cours privés,
Saint-Sigisbert par exemple, ou La Malgrange, puis dans une école d’ingénieurs.
Nous le traiterions comme notre fils, exactement comme notre fils.
Il avait joint les mains,
croisé lentement les doigts.
-Telle est notre
proposition, ma chère belle-sœur, la meilleure et la plus sûre voie de réussite
pour cet enfant. Bien sûr, vous pourrez le voir aussi souvent qu’il vous
plaira, mais chez nous, pas ici, car il perdrait trop de temps dans les
voyages. Nancy-Mirecourt, même par le train, c’est long. Alors que vous… faire
ce déplacement vous divertira.
Il se tut.
Tête baissée, Alix semblait
regarder fixement ses gants agrippés à la fourrure du manchon. Le chapeau
dissimulait son visage.
Six heures tombèrent de la
tour de l’église proche.
Victor jeta un nouveau coup
d’œil à sa femme, prit un air pressé. Il se redressa.
-Et puis, pourquoi ne pas
tout vous avouer maintenant ? Notre
projet va plus loin que ce que je viens de vous dire.
Alix leva la tête. Pâle.
Très belle. Son regard avait quelque chose de tragique.
-Voilà ! Je vous ai
confié que ma femme est stérile. Un problème de trompes rompues, obturées,
d’ovaires paresseux, d’utérus trop étroit ou trop sec… les médecins
pataugent ; aucun n’a su trouver pourquoi son ventre est mort. Mais le
résultat est là, définitif : à cause de cette défaillance, nous n’aurons
pas d’héritier direct ! Alix est fille unique. Sans enfant mâle, son nom s’éteint.
Or les Saint-Prancher ne sont pas n’importe qui ! Ce nom a survécu aux
tragédies de tous les temps, il doit survivre à une infirmité. Je vous entends
penser que, parce que la loi l’interdit aux femmes -entre nous, c’est l’un des
excellents héritages de la règle dynastique !- elle n’aurait pas pu le
transmettre ! Je vous réponds que c’est vrai, sauf dans le cas d’un nom
prestigieux menacé d’extinction. Et puis… j’ai des relations, jusqu’au Conseil
d’Etat qui ne s’y serait pas opposé. Les de
Saint-Prancher ont tellement écrit l’histoire de notre pays depuis des
siècles que la justice et l’Etat-civil se seraient adaptés… qu’ils
s’adapteraient…
Il ne quittait pas des yeux
le visage impassible de Mathilde.
-…qu’ils s’adapteront !
J’en ai la certitude. Encore faut-il un garçon pour porter ce nom prestigieux.
Il marqua une courte pause,
prit ses grands airs de directeur général des services techniques de la Ville
de Nancy.
-Nous avons décidé d’adopter
Paul !
Très calme, Mathilde se
leva, choisit dans le buffet ses plus beaux verres, les disposa sur la table,
tira le bouchon de la bouteille d’eau de vie dont le bon parfum de mirabelle s’exhala aussitôt dans la
pièce, emplit les verres.
Victor cherchait dans le
regard de sa femme des traces d’admiration et de respect. Ne venait-il pas
d’emporter une partie loin d’être gagnée d’avance ? Alix n’avait pas lâché son
manchon. Au tragique de son regard, s’ajoutait maintenant de la douleur. Il fit
mine de ne pas s’en apercevoir, s’abandonna au plaisir d’avoir convaincu sa
belle-sœur. Paul serait bientôt chez eux. Dès le retour en ville, il fera
réserver une place pour lui à La Malgrange… la discipline y est réputée plus
sévère qu’ailleurs, mais c’est aussi l’établissement qui affiche les meilleurs
résultats. Et, n’est-ce pas là que bien des plus beaux esprits de Lorraine ont
fait leurs études ? Maurice Barrès, par exemple, qui a eu droit, voilà
deux ans, à des obsèques nationales, Louis Madelin devenu ministre, François de
Wendel le grand patron maître de forges… excusez du peu ! Tiré des griffes
des socio-communistes, ce neveu entrera ensuite dans une grande école technique
qui le mènera vers une belle carrière d’architecte ou d’ingénieur en chef. Il
en aura fait son fils porteur d’un nom qui lui ouvrira toutes les portes de la
belle société et des cercles les plus influents, un nom qu’il aura complété du
sien, accompagné d’un prénom composé, unique concession à son père
biologique : Paul-Clément Delhuis de Saint-Prancher.
Il leva son verre, le porta
à son nez, en huma le contenu, lâcha :
-Quel bonheur, cette
mirabelle ! Elle me rappelle mes grands-parents de Fontenay, vous n’avez
pas connu… Désiré Dieudonné, le maire…
-Je n’ai connu que ceux
d’Aydoilles ! répondit Mathilde d’une voix claire, Hermance et Justin. Je
les aimais bien.
-Pas pareil ! bougonna
Victor en levant son verre. Allons, buvons à cette bonne décision, et à
l’avenir de Paul.
-Buvons, répondit Mathilde.
Elle allait porter le verre à ses lèvres quand elle le reposa sur la table.
Tête baissée, Alix empêtrait
toujours ses mains gantées dans la fourrure du manchon.
-Buvez, et goûtez bien cette
mirabelle, Victor ! Surtout, appréciez-en toutes les saveurs, tous les
goûts, toutes les invitations au bonheur…
Elle leva son verre.
Victor vida le sien d’un
trait, garda longtemps la mirabelle en bouche, la fit rouler autour de la
langue, que toutes les papilles, toutes les muqueuses en soient ravies,
l’avala.
Alors Mathilde jeta
violemment son verre par terre.
-C’est la dernière
eau-de-vie que vous venez de boire chez moi, Monsieur ! Jamais, vous
m’entendez, jamais vous ne remettrez les pieds dans cette maison ! Et je
vous interdis d’essayer d’entrer en relation avec mon fils. Je vous interdis
même, si toutefois vous en aviez l’improbable envie, d’aller un jour sur la
tombe de Clément, son père, votre frère ! Votre seule présence dans le
carré militaire du cimetière de Mirecourt lui serait une injure. Maintenant
sortez !
Alix n’avait pas bougé. Elle
leva les yeux, adressa un timide sourire à sa belle-sœur, se leva, se dirigea
vers la porte.
-Allons, sortez !
Cloué sur sa chaise, pâle
comme un linceul, Victor ouvrit la bouche. Aucun son n’en sortit.
-Dehors !
Gilles Laporte La Clé aux âmes Presses de la Cité-Terres de France-01/2014
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10 commentaires:
Voilà qui nous promet de belles heures de lecture, j'ai hâte de l'acheter.
Je vous embrasse tous deux. J.C.
ça y est JC vous avez mis le 1er commentaire!! oui !
en effet vous ne serez pas déçu je l'ai commencé et je le savoure
bises
katy
très jolie femme. Qui est elle donc? Stéphane
il faut lire le livre pour le savoir
Stéphane , elle est la clé de l'âme
elle est le feu, l'amour faite femme!
katyL
Merci, mes chers ami-e-s, pour vos commentaires. Cette Femme, Stéphane ? Mystère !
Peut-être est-elle... celle qui semble sommeiller en chacun d'entre nous, et nous aide à... grandir ! Je vous embrasse.
moi j'ai adoré comme toujours d'autant plus que je sais qu'il y a aussi une part de ton âme dedans, et j'ai reconnu des personnages ayant existés , mais je n'en dirai pas plus
des passages forts , et des passages douloureux , comme l'est la vie!
merci Gilles
bonnes bises
katy
La Bibliothèque pour Tous d'Essey les Nancy avait invité Gilles à présenter ce livre. Nous en avons eu la primeur. Comme toujours ce fut un enchantement ! J.C.
Merci, pour ces impressions de lecture, chère Katy. Vrai : nous avons partagé un très bon moment dans cette magnifique bibliothèque d'Essey, cher Jean ! A reproduire...
Je vous embrasse.
à la fin cet enfant qui dit : "je serai écrivain "
c'est de toi qu'il s'agit, comme les livres brulés de ta chère grand-mère
ces détails entre autres m'ont beaucoup émue
merci de ce beau livre que je recommande vivement autour de moi
amitiés
katy
Merci, chère Katy. L'émotion est le plus beau trésor qui se puisse partager. A bientôt. Amitié et bises.
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