-Vous avez lu ce… Tartarin de Tarascon, dont tout le monde parle ? Irrésistible ! Il a déclenché une vraie révolution, là-bas, dans le pays des saucisses d’âne. D’Avignon à Marseille, ils en sont presque venus aux mains, dit-on dans la presse. Je viens de l’acheter… c’est à pisser de rire parfois, et ... tellement vrai ! J’aime beaucoup lire. Pas vous ? Voudrez-vous que je vous le prête, Marie-Amélie, quand j’en aurai fini la lecture ?
En blouse blanche à col romain par-dessus le celluloïd, la moustache collée à l’eau sucrée, le cheveux un peu fou, poivre et sel déjà, et des yeux noirs plantés sous un immense front ivoire, l’homme en imposait d’emblée. Il avait dégusté le « Marie-Amélie ». Assis derrière son bureau de l’Établissement thermal, il déchaussait son pince-nez pour poser les questions, le rechaussait pour entendre la réponse en fixant intensément la visiteuse par-dessus ses verres.
-Pourquoi pas ?
La Malie avait répondu du tac au tac.
-Ou bien… je vous le passe maintenant, puis… vous me raconterez ! Vous devez aimer raconter les histoires. Est-ce que je me trompe ?
Elle ne savait comment interpréter ce « …devez aimer raconter des histoires… », se garda bien d’exprimer la moindre impression. Elle tournait le dos à la fenêtre, le voyait bien, lui, dans la lumière, savait qu’il ne la voyait qu’à contre jour. Intrigant, cet homme qui clignait de l’œil pour l’apercevoir mieux !
-Tenez, voulez-vous que je vous en lise un ou deux extraits ?
Sans attendre si elle voulait, le docteur Darriaud avait déjà sorti le livre d’un tiroir, cherché une page dans les premiers chapitres, commencé la lecture d’une voix forte de chanteur d’opéra…
« Au temps dont je vous parle, Tartarin de Tarascon n’était pas encore le Tartarin qu’il est aujourd’hui, le grand Tartarin de Tarascon si populaire dans tout le midi de la France.
Pourtant -même à cette époque- c’était déjà le roi de Tarascon. Disons d’où lui venait cette royauté… »
Le lecteur avait pris un air mystérieux et goguenard, à la manière des comédiens qui jouaient des saynètes, le soir sur la scène de l’hôtel de l’Établissement. Il tournait les pages, choisissait les bons morceaux, s’en délectait d’avance.
« … dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est très mal noté. Les oiseaux de passage eux-mêmes l’ont marqué d’une grande croix sur leurs feuilles de route, et quand les canards sauvages descendent vers la Camargue en longs triangles, aperçoivent de loin les clochers de la ville, celui qui est en tête se met à crier bien fort : « Voilà Tarascon !... voilà Tarascon ! » et toute la bande fait un crochet. Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays qu’un vieux coquin de lièvre, échappé comme par miracle aux septembrisades tarasconnaises et qui s’entête à vivre là ! A Tarascon, ce lièvre est très connu. On lui a donné un nom. Il s’appelle le Rapide… »
Le docteur Darriaud éclata d’un rire rocailleux qui, soulevant la moustache, fit étinceler un collier de petites dents d’un blanc éclatant.
-Le Rapide ! Pas mal trouvé, n’est-ce pas ?
Il regardait la Malie par-dessus ses binocles. Son œil noir pétillait.
-N’est-ce pas ?
Il avait haussé le ton. Elle en fut frappée. Cette voix, comme celle de son père autrefois quand elle faisait mine de ne pas l’entendre, qui annonçait toujours la colère.
Son père… Une coulée de plomb brûlant traversa son corps. En un éclair elle revit là-bas, la brasserie de la rue de Lignéville, sa mère derrière sa loupe d’eau, acharnée à broder des agneaux pascals dans la percale, puis ce chiffre aux lettres entremêlées MAB, pour son trousseau… Á son retour à Vittel, elle était allée jeter un coup d’œil à cette maison à flanc de coteau, le long de la rue où s’alignaient les tombereaux d’orge à côté des chevaux écumants du relais de diligences. Elle l’avait revue sans émotion, comme si elle n’y avait jamais vécu, comme si ces lieux lui avaient toujours été étrangers. Seuls la voix du père, les regards de la mère lui étaient revenus, lointains, et la main de Léopold dans la sienne. Léo…
-N’est-ce pas ?
Le docteur Darriaud s’était levé, s’approcha de la Malie.
-Où êtes-vous, Marie-Amélie ? Á Vittel, dans le cabinet médical de l’Établissement thermal, ou bien déjà à… Tarascon, à la chasse aux casquettes ?
Elle leva les yeux vers lui. La profondeur de son regard le surprit, et la pâleur de son visage. Il hésita un instant, tira une chaise, s’installa à son côté.
-Que se passe-t-il ? Qu’ai-je dit, ou pas dit… fait, ou pas fait, qui vous trouble à ce point. Pardonnez-moi si…
-Rien, Docteur ! Soyez rassuré, rien !
-Si ! Je vois bien que quelque chose ne va pas. Je suis médecin, ne l’oubliez pas. C’est aussi mon métier de lire dans le regard du patient les douleurs qu’il ne sait pas toujours exprimer… ou qu’il ne peut pas.
La Malie se redressa, tourna la tête, fixa intensément les arbres du parc. Du bureau, par la fenêtre ouverte sur l’été, on entendait le bourdonnement régulier des abeilles dans les tilleuls en fleurs. Des bouffées de miel et de rose entraient à flot, portées par un air tiède, agréable, paisible.
-Mais je ne suis pas votre patiente ! Je suis l’une des doucheuses de l’Etablissement, et vous êtes mon… patron.
Il avait glissé le livre dans sa poche, déchaussé ses binocles, vérifié du bout de l’index la bonne tenue de sa moustache.
-Patron… patron… comme vous y allez ! Il n’y a qu’un patron, ici, Ambroise Bouloumié, le vôtre, le mien… et nous sommes… ses employés… collègues en quelque sorte ! Et vous avez même de l’avance sur moi dans la maison ! Je viens d’arriver, alors que vous, vous avez connu Monsieur Louis…
« Monsieur Louis » ! Depuis son retour, elle avait tout fait pour chasser ses souvenirs. Et voilà qu’en deux mots, et de sa voix de chanteur lyrique, ce médecin en tirait le fil. Pourquoi l’avait-il convoquée dans son bureau ? Et que faisait-elle là ? Elle n’y avait pas plus sa place que tous les autres employés de la station, du parc, des sources, ou de l’embouteillage. Son travail quotidien au-dessus de la cabine de douche ne justifiait pas un entretien particulier avec le médecin chef de service. Perchée dès six heures du matin, elle orientait toute la journée le jet d’eau sur les curistes, les invitait à changer de position, visait telle ou telle partie du corps en fonction de la prescription médicale. Le soir, elle nettoyait les lieux, puis regagnait sa chambre dans les étages de l’Établissement. Parfois, quand la fatigue n’était pas trop prenante, elle passait sa robe noire, jetait par-dessus le châle de mariage de sa mère, en cachemire rouge, reçu à son départ pour le carmel, redescendait, se mêlait aux buveurs dans le grand salon où elle assistait au spectacle donné par une troupe de comédiens. Les débuts de ce théâtre avaient été laborieux. Les baladins de L’Ile du Pélican, en costume de canotier et de canotière très indécents, et dans des postures équivoques, l’avaient choquée, comme ils avaient choqué un grand nombre de spectateurs, dont le docteur Pierre Bouloumié et son frère Ambroise qui, dès les premiers jours de représentation, avaient dû dénoncer le contrat. La station avait été privée de théâtre pendant plusieurs semaines.
-A quoi pensez-vous, chère Malie-Amélie ?
A quoi pensait-elle en observant les tilleuls bourdonnants d’abeilles ? Des martinets en vol serré trissaient et déchiraient le ciel ; des cris d’enfants joyeux montaient de la pelouse ; on entendait un chien aboyer dans le lointain. Darriaud jouait avec ses binocles.
La Fontaine de Gérémoy Gilles Laporte Presses de la Cité-Terres de France/France Loisirs
7 commentaires:
J'avais déjà envie de le lire, et cet extrait a encore rajouté à mon envie!
Il faudrait juste que les journées en ce moment soient de 36 heures et non pas de 24!
Sinon, les vacances de Noël ne sont plus si loin;o)
Bravo pour l'entrée de votre roman dans le catalogue de France Loisirs, et qu'il devienne le cadeau de Noël par excellence et que le succès aille grandissant.
***
Je vous embrasse et vous souhaite une belle soirée****
Merci, chère Mildred, pour vos mots chaleureux. Eh oui, le temps.. le temps... le temps qui court plus vite que la vie !
Belle et bonne soirée à vous aussi.
A bientôt.
Je vous embrasse.
Ce livre mérite bien d'être diffusé largement. J'espère qu'un jour votre oeuvre sera publiée dans la "pléiade".
Je vous embrasse tous deux. J.C.
Bonsoir Gilles, ton ouvrage est desormais a Dubai. Il me tient compagnie dans l'avion et les nuits sans sommeil. Je suis impatient de connaitre la fin de l'histoire. One of your most beautiful novel. Bisous. Stephane (recois-tu mes SMS?) PS: Desole pour les accents car je tape sur un clavier QWERTY.
Mon cher Stéphane,
J'essaye en vain de te répondre. Mais ma machine ne veut pas expédier le message. Au cas où celui-là passerait, merci pour tout, et je t'embrasse très, très, très fort.
Mon cher Stéphane.
Je crois que celui-là est passé ! Pourvou qué ça doure ! (aurait dit Madame Mère.)
Je suis passé voir tes parents ce soir, et nous avons parlé de... toi, et... des problèmes de connexion entre nous. Dès ton retour, on se téléphone pour faire une vérification des adresses. D'ac ?
Merci de balader ainsi la Malie et Julie. Merci aussi pour ton appréciation qui me touche profondément. Très bon voyage et à tout bientôt. Je t'embrasse très, très, très fort.
Bonsoir Gilles, La Malie et Julie vont ensuite se retrouver en Arabie Saoudite - La bienfaisance du prophete apres les lumieres artificielles de Dubai. Elles voyagent de bon coeur quoique dans ma valise... Je n'ai pas recu ton message. On se parle des mon retour. Gros bisous a vous deux. Stephane
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